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Poésie, kabbale et les Musici

L’orchestre I Musici propose à son public des pièces inspirées du folklore.

Avec son dernier concert, Musiques d’Orient, l’orchestre I Musici de Montréal nous convie à une croisière mythique et spirituelle, au large des côtes méditerranéennes, mais aussi dans le temps, aux origines de la musique juive. Un programme surprenant, admirablement bien pensé, en constitue l’itinéraire. On a pu faire la découverte du compositeur Nikos Skalkottas, dont l’orchestre a interprété les évocatrices Danses grecques. Venaient ensuite Les Rêves et prières d’Isaac l’Aveugle d’Osvaldo Golijov, pièce du répertoire contemporain qui propose une excursion dans les mystères de la kabbale, et la très vivante Ouverture sur des thèmes juifs, opus 34b, du mieux connu Sergeï Prokofiev.

Skalkottas incarne la figure du génie méconnu. Après de brillantes études en violon au Conservatoire d’Athènes, il quitte la Grèce pour Berlin, où il aura l’occasion de suivre l’enseignement d’Arnold Schönberg. En 1933 cependant, il doit fuir l’Allemagne et rentre à Athènes. Il subsiste alors en jouant du violon pour divers ensembles et occupe son temps libre à composer. Il lègue ainsi une œuvre importante, pratiquement jamais jouée de son vivant, dont l’influence de Schönberg est patente (deux tiers de ses pièces sont dodécaphoniques et atonales). Or, une partie de sa musique est tonale et directement inspirée des airs traditionnels grecs : ce sont les 36 danses grecques. Le jeune et nouveau chef d’I Musici, Jean-Marie Zeitouni, en a sélectionné cinq, qui évoquent diverses régions de Grèce. Ce sont tantôt des textures riches –le rude labeur d’un peuple industrieux, tressant l’osier du berceau de la civilisation–, tantôt des rythmes frénétiques : des danses folles, des tambours, un feu gigantesque repoussant à grands coups l’ombre de la nuit ! La quatrième danse, Arkadios, plus intime et plus douce, nous entraîne à bord d’un antique navire, mollement poussé par le vent, sur une Méditerranée sans fin et bleue, où les pizzicatos retentissent comme autant de vagues sur la coque… Calliope nous est témoin : les danses de Skalkottas sont propices à la rêverie !

Né en 1960 en Argentine, de parents immigrants juifs d’Europe de l’Est, Osvaldo Golijov s’est créé un style musical unique. On lui reconnaît des influences sud-américaines (par exemple des rythmes de tango), aussi bien que des influences klezmer, musique juive est-européenne. Les Rêves et prières racontent la vie spirituelle du rabbin Isaac l’Aveugle, kabbaliste du Moyen Âge, convaincu de déceler les secrets de l’univers dans l’étude de l’alphabet hébreu. Initialement écrits pour quatuor à cordes et clarinette, les Rêves ont été joués par I Musici dans une version adaptée pour orchestre. Il faut dire notre surprise lorsque les musiciens ont entamé la pièce. La musique contemporaine suscite souvent la méfiance : on la trouve trop savante, trop cérébrale, inaccessible à un public d’amateurs. Mais Golijov nous prouve que la composition contemporaine peut encore espérer toucher l’auditeur, car Les Rêves sont d’une étonnante puissance émotive. La clarinette y joue un premier rôle exténuant, passant de la folie la plus violente à la résignation la plus douce. Ce sont des cris extatiques, lancés par-dessus la mêlée des cordes enivrées et rageuses, qui se résolvent en un abattement calme, où la clarinette ne souffle plus qu’une mélodie plaintive, dolente, interrogatrice. Un tutti exalté vers la fin de la pièce –ultime effort du kabbaliste pour percer les mystères de l’univers– cède la place à de longues et nébuleuses harmonies, et progressivement, les questionnements d’Isaac l’Aveugle se fondent en un implacable silence.

Pour surprenante que soit l’idée de clore un concert par une ouverture, on ne peut qu’approuver le choix de Zeitouni. L’Ouverture sur des thèmes juifs, aux quelques passages impressionnistes, nous laisse un sourire au visage, après les intenses songes de Golijov. Son thème central, klezmer, en a fait danser plus d’un au sortir de la salle.


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