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mascara

Fiction d’actualité

Maissane Soraya
Somalie, octobre 2011

Halloween approche et je vais mourir. Je connais cette fête car, pendant mes études universitaires, j’ai séjourné au Canada. C’est une tradition idiote et ridicule à mes yeux, mais particulièrement populaire chez les anglo-saxons… Je dis « ridicule » parce que chez moi, مسخرة–mascara, c’est ce que cela signifie. 

Lorsque que j’ai été confrontée à cette mascarade, j’admets avoir trouvé assez charmant ou du moins acceptable chez les jeunes enfants qu’ils se masquent le visage pour obtenir des friandises, jouant dans le seul objectif naïf de se satisfaire la panse. Toutefois, de voir les filles de ma faculté se dissimuler ou encore s’exposer pratiquement à nu pour récolter des petites douceurs bien différentes, cela me soulevait le cœur. Leurs soirées « mascarades » où tous et chacun revêtaient un masque n’avait rien d’amusant, rien d’excitant, c’était, à mes yeux, une âcre supercherie créée par et pour les hommes. Elles ne savaient pas, elles ne comprenaient pas. Je ne détestais pas Halloween, ni la mascarade en soi, c’est sa version garce conditionnée par les pubs, par le plaisir sexuel, par la profusion d’alcool et d’excitation qui me répugnait. 

J’étais alors en résidence et je ne voyais vraiment pas l’intérêt de participer à ce genre de festivités. Ma colocataire de l’époque, une trainée en soit, ne saisissait rien. 

–Mais je ne comprends pas Mia (Elle était incapable de prononcer mon prénom), tu devrais profiter de ta liberté. Tu es au Québec, amuse-toi, défoule-toi… ça te fera du bien. C’est comme un lavage de cerveau juste avant les intras ! Tu vas voir, c’est presque une thérapie. Et puis en plus, personne ne te reconnaîtra, tu n’as qu’à enlever ce /shebab/.
–Hijab, ça s’appelle.
–C’est ça ! T’as qu’à pas mettre ton truc et personne ne saura qui t’es ! C’est tellement excitant.
–Ça ne m’intéresse pas Véronique, vas‑y si tu veux. Ma thérapie pour les intras c’est d’étudier.
–Si tu le dis, mais tu vas t’en mordre les doigts demain, j’te le dis moi, quand je t’aurai raconté ma nuit avec Simon.
–C’est ça Véro, je m’en mordrai les doigts, maintenant laisse moi tranquille avec ton « party d’Halloween trop fucked up ».
–Maudit que t’es plate Mia. 

Je la haïssais. Toujours est-il que cette fête approche. C’est curieux qu’en ce moment précis, ce soit ce banal souvenir qui traverse mon esprit. La grande mascarade pour moi, c’est depuis ma naissance qu’on me l’impose, qu’on me force à n’être que la moitié de moi-même. Contrairement à ce qu’ils peuvent s’imaginer avec leurs Celtes, c’est peut-être de nous que provient leur fameuse tradition masquée. J’imagine les Européens s’amusant de nos coutumes à la cour du roi, dans leurs bals masqués de nobles vêtus de nos plus beaux tissus, se délectant des épices qu’on nous avait pillées. 

Pourquoi avais-je tant détesté cette fête, cette fille, ce pays ? Peut-être par jalousie. Oui, peut-être un peu par jalousie, mais j’étais surtout répugnée de voir ce monde émancipé qui jouissait de la liberté d’être lui-même, de s’amuser à se costumer. Pour moi c’était comme un sacrilège : se dissimuler le visage en ignorant ce que c’était de ne pas avoir droit au sien. 

Nous sommes le 4 octobre, je suis secouée par mes souvenirs et par les soubresauts du véhicule, une camionnette. J’ai eu tort de ne pas apprécier ces années de répit, ces mois où j’étais épargnée des instabilités sociales de mon pays, des guerres civiles qui datent d’avant ma naissance et de la famine. La religion, là-bas, ce n’était pas une question de vie ou de mort. J’étais malade d’eux, j’avais le mal du pays et maintenant, c’est mon pays qui souffre trop. 

À Halloween, mon masque c’était mon vrai visage, ma figure à nue. J’étais probablement incapable d’affronter toute cette ambiguïté, j’étais incurable et sans courage. Je suis rentrée chez moi il y a moins de six mois, mais je n’ai pas guéri de tout ce cynisme, de toute cette absurdité. Je porte mon hijab pour la dernière fois.

La fourgonnette parcourt la ville de Mogadiscio, à l’intérieur nous sommes trois : deux femmes et un homme qui est au volant. Je suis seule derrière et des sueurs froides coulent sur mon front, immédiatement absorbées par le voile de coton qui masque mon identité. Seuls mes yeux globuleux, terrifiés et larmoyants, témoignent du combat interne qui me tiraille. Il est trop tard, ils n’arrêteront plus. L’homme tient la main de la femme ; je crois qu’ils pleurent eux aussi. La main tremblante de la femme caresse la joue du conducteur. Moi, je suis seule.

Les parois du véhicule semblent rétrécir de sorte que je n’arrive plus à bouger, je ne sens plus mon corps meurtri par le long voyage sur ma terre natale. Une terre aride et sèche qui a choisi de mettre fin au calvaire de son peuple. Nous sommes tous affamés. Je ne sens plus que les chocs, je ne sens plus que les secousses de cette glèbe en colère qui se bat avec les roues de la fourgonnette remplie d’explosifs.

Ma dernière supplication reste muette, tandis que mes pairs marmonnent inlassablement des prières… « Al Shabbaab, Al Shabbaab, Al Shabbaab » clament-ils quelques secondes avant l’explosion. Quelle tragédie. Je pense à mes parents, à ma famille, à Véronique aussi. Camus disait que le suicide n’était pas la vraie solution, qu’il fallait se battre. Mais Camus, il était Algérien.

On dit que l’attentat a fait 70 victimes, mais je ne pense pas faire partie du compte. 


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