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Des reflets noirs dans l’or bleu de la Belle Province ?

La construction du complexe sur la Romaine provoque des remous dans la conscience québécoise. 

Au moment où Hydro-Québec s’apprête à harnacher la rivière Romaine de quatre barrages, de nombreuses voix s’élèvent pour souligner les pour et les contre de ce qui est communément appelé la fierté nationale québécoise : l’hydroélectricité.

« En ce moment, les gaz à effet de serre générés par les barrages hydroélectri­ques ne sont pas comptabilisés dans les inventaires nationaux. Après quinze ans de recherche dans le domaine, on com­mence à se faire une idée sur la question et à cerner le problème. Au point où on en est, cet oubli est un problème politique », martèle Éric Duchemin, pro­fesseur associé à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et chercheur pour le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC).

M. Duchemin milite pour que les terres inondées soient prises en compte dans le compte national des émissions de dioxyde de carbone (CO2). Le problème est principalement politique, car les questions environnementales relèvent du gouvernement provincial, mais les inventaires d’émissions de gaz à effet de serre sont pris en charge par le gou­vernement fédéral. « On est capable de faire l’évaluation nette des émissions dans l’atmosphère, mais c’est Environnement Canada qui devrait s’en occuper. Pour l’instant, toute la recherche qui est faite au sujet des impacts environnementaux de l’hydroélectricité est financée par Hydro-Québec, ce qui est, à mon sens, un problème majeur », ajoute M. Duchemin. 

C’est dans les années 1990 que des chercheurs, parmi lesquels Éric Duchemin, ont commencé à questionner la part de responsabilité des barrages : « Au début, on pen­sait que toutes les émissions de gaz carboniques provenaient du sol sous-marin ». Selon les premiers calculs scientifiques, la quantité de carbone à la surface de l’eau devait nécessairement être proportionnelle à la décomposition de la matière enfouie dans le sol inondé. Cette source de CO2 semblait seule et unique jusqu’à ce que l’équipe d’Éric Duchemin s’arme de palmes et de bonbonnes d’oxygène pour aller explorer La Grande 2, un réservoir vieux de 17 ans. Non seulement les forêts englouties plusieurs années aupa­ravant tenaient encore debout, mais les fruits étaient toujours accrochés aux arbres. L’émission de CO2 était réelle, mais peu avait été décomposé. Le sol n’était donc pas la seule source.
À force d’hypothèses, ils ont décou­vert que le CO2 provient toujours de deux sources : le sol et la colonne d’eau elle-même. Le seul hic, c’est qu’il est encore impossible de les départir dans le temps. « Nous savons que le dioxyde de carbone provient du sol pour une certaine période, mais après, c’est le mystère. Si ça ne provenait que des milieux ennoyés, ça ne serait pas compliqué. » En effet, les émissions calculées à la surface de l’eau peuvent provenir à la fois de la matière présente lors de l’inondation, dont les arbres. 

Toutefois, une chose est sûre : « Les réservoirs dégradent plus de matière, donc produisent plus de CO2 et de méthane (CH4) que les lacs naturels. Il ne reste qu’à quantifier la différence. » M. Duchemin juge essentiel que les gaz à effet de serre produits par l’hydroé­lectricité soient intégrés à l’inventaire national, d’autant plus que celui-ci ne tient pas compte des gaz émis durant le déboisement et la construc­tion des routes. Quant à l’étude des impacts sur l’environnement publié par Hydro-Québec pour le projet sur la Romaine, seules les émissions enregistrées à la surface de l’eau sont comptabilisées, avec une marge d’erreur qu’il ne faut pas négliger. Le professeur Duchemin ajoute que « les données ne sont pas très transparentes, car on ne sait pas d’où elles proviennent et sous quels facteurs elles ont été analysées. Durant quelle saison l’analyse a‑t-elle été effectuée ? Quel type de moyenne a été utilisé ? Tous ces facteurs entrainent une forte variabilité qui n’est pas soulevée par Hydro-Québec. »

Environnementalistes : des remous de tous côtés

Le groupe Alliance Romaine, organisme à but non lucratif, s’oppose activement à la construction des quatre barrages sur la rivière Romaine. Une pétition a été envoyée au gouvernement Charest, une expédition sur la Romaine et une rencon­tre avec les communautés touchées par les barrages ont été organisées. « Au Québec, on aime dire que l’hydro-élec­tricité est une énergie propre, que l’eau est une ressource renouvelable. On oublie que ce n’est pas seulement l’eau qui est affectée, mais les rivières et la biodiversité. On oublie que les rivières, elles, ne se renouvellent pas, qu’elles sont en quantité limitée sur le territoire du Québec », commente une activiste. 

Fran Bristow, co-fondatrice d’Al­liance Romaine, n’est pas seulement une écologiste endurcie ; également étudiante en maîtrise en sciences de l’environnement à l’UQÀM, elle travaille sur les impacts environnementaux de la construction du barrage sur la Romaine. Elle s’est lancée le défi de démontrer que les espèces à la base de la chaîne alimentaire marine, les phytoplanctons en l’occurrence, sont influencées par les changements physiques (le débit) et chimiques (la salinité) des rivières ponctuées de barrages. Sous la codirection de Marc Lucotte, professeur au Dépar­tement des sciences de la Terre et de l’atmosphère et membre de l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQÀM, l’équipe de chercheurs se penche précisément sur le développement du complexe sur la Romaine.

Naturellement, le courant du Labra­dor rencontre le fleuve Saint-Laurent à la hauteur du détroit de Jacques-Cartier. La rencontre des deux eaux crée un brassage continuel des sédiments sous-marins, ce qui favorise la diversité des espèces présentes dans cette partie du golfe du Saint-Laurent. De surcroît, la rencontre des fluides est enrichie par les eaux douces de la rivière Romaine et Saint-Jean. La construction de barrages tout au long de la Romaine changera le débit de la rivière, perturbant l’équilibre actuel. « L’augmentation de la salinité de l’eau dans le golfe ne sera plus la même si le débit d’eau douce se transforme. Beaucoup d’espèces, dont le phyto­plancton, ne pourront plus pousser dans ce nouvel environnement », explique la co-fondatrice d’Alliance Romaine. En fait, les espèces qui ne sauront pas s’adapter mourront. Pour l’instant, les phytoplanctons les plus résistants se sont révélés toxiques pour le reste de la chaîne alimentaire. Ainsi, par son étude, Fran Bristow tente de prouver que l’hy­droélectricité n’est pas une énergie aussi propre et écologique qu’elle n’y paraît. 

Marie-Ève Lemieux, environne­mentaliste employée d’Hydro-Québec et étudiante en maîtrise à l’Université McGill, voit le problème d’un autre œil : « En tant que société, on n’a pas fait le choix de réduire notre consom­mation à la source. Avec la demande actuelle, l’hydroélectricité reste ce qu’il y a de plus propre. » Chez Hydro-Québec, l’évolution de la conscience environnementale s’est concrétisée de manière notable dans le cadre de son plan stratégique 2000–2004. Trois conditions devant être réunies en vue de la réalisation de ses projets sont réaffirmées : la rentabilité, l’acceptabilité face au développement durable et la tolérance des communautés locales. À l’échelle de la compagnie, mais aussi sur le chantier, les efforts d’amélioration sont notables. « Si ce n’est pas tous les travailleurs qui prennent la peine d’écouter les conseils des spécialistes en environnement, ce qui est certain, c’est que les mentalités ont changé », se réjouit Madame Lemieux. Tout de même, le sujet reste chaud. Après avoir contacté Hydro-Québec dans le but d’obtenir des photos du futur complexe de la Romaine, Le Délit s’est vu refuser ce droit : « Je ne sais pas ce qui se trouve dans votre article, je ne peux donc pas vous permettre d’utiliser nos photos. D’ailleurs, selon la nature de vos arguments, je peux contre-argumenter. L’impact des gaz à effet de serre a été revu à la baisse dernièrement et, au sujet de la biodiversité, toutes les études d’impact d’Hydro-Québec montrent qu’aucune espèce n’a jamais disparue », affirme Marie-Élaine Deveault, chef des relations publiques pour la société d’État. Cependant, Fran Bristow s’in­quiète des impacts à grande échelle : « Ce qui me surprend le plus depuis que je me penche sur les impacts de l’hydroélectricité, c’est la taille des problèmes qu’elle génère. Les effets cumulatifs sont énormes si l’on considère que tout ce qui coule vers le fleuve se dirige vers l’océan. Si nos barrages sont capables de changer des écosystèmes aussi grands que ceux de l’océan, alors tout le monde sera affecté. » 

Enfin, sachant qu’il n’existe pas d’énergie réellement propre, comment le Québec devrait-il gérer sa crise de conscience hydroélectrique ? Des émissions de gaz à effet de serre au bouleversement écologique des écosystèmes, où nous entraînera cette volonté de toujours consommer plus d’électricité ? Propre, pas propre, les dés sont-ils réellement jetés quant à ce qui a trait au complexe hydroélectrique La Romaine ? Seul l’avenir nous le dira. 


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