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L’artiste est une pute qui se drogue

L’ambiance d’un café bistro de Paris, nouvelle capitale de l’avant-garde artistique, quelques années avant la Seconde Guerre mondiale prend enfin les planches du Théâtre de Quat’sous avec Opium_37.

Opium_37 met en scène le quartier de Montparnasse avec ses cafés, ses cabarets et ses bordels, divers lieux où les artistes se mêlent au peuple. Mais, sous les airs de fête, tout n’est pas beau, la guerre guette. Dès les premières minutes, ce double ton est donné : les dix acteurs d’abord assis au fond de la scène, comme des rescapés de guerre au regard absent, prennent rapidement vie. Autour de deux êtres qui ont marqué cette époque, Anaïs Nin et Antonin Artaud, se développent d’autres personnages, tous à la recherche d’une façon de dépasser leur pauvre existence terrestre, de s’inscrire par rapport aux autres et dans l’Histoire.

Les artistes, comme ces « enfants bâtards », tentent d’oublier les menaces de la guerre en se noyant dans l’ivresse, la drogue, le sexe et la poésie.
Catherine Léger, qui a écrit le texte avec Éric Jean, explique qu’Opium_37 n’est pas un portrait réaliste de cette époque, mais du « fantasme que nous en avons ». De surcroît, ils ont plutôt tenté d’illustrer notre contemporain « à travers une sorte de rétroviseur […] Tenter de nommer ce que nous avons l’impression d’avoir perdu : délinquance, frivolité et engagement. » En effet, la dizaine de personnages d’Opium_37 possède une énergie insatiable. Malgré la violence croissante, ils se réinventent par leurs rêves et par l’art, en s’appropriant par exemple des œuvres, tel la fille de joie (Martine-Marie Lalande) qui offre à la fois son corps et récite des poèmes. Leur vie est un théâtre : ils croient pouvoir écrire l’avenir. Mais les futurs événements tragiques sont rappelés par une vieille dame (Muriel Dutil) qui lit l’avenir dans l’urine des autres comme certaines peuvent le faire dans les feuilles de thé. Un parallèle peut-être vulgaire, mais qui fait écho aux camps de concentration.

L’atmosphère de l’époque est merveilleusement rendue par la scénographie de Pierre-Étienne Locas et la mise en scène d’Éric Jean. Ce dernier a choisi de garder les personnages sur scène même lorsqu’ils ne jouent plus, ce qui donne aux scènes une allure splendide de tableau ou de photo. D’ailleurs, Éric Jean dit s’être inspiré des photographies de Brassaï, qui s’immisçait dans les fêtes nocturnes parisiennes des années 1930 et s’intéressait à un Paris interlope et à ses intellectuels. Le travail d’éclairage avec ses jeux d’ombres et de lumière, rappelle Edward Hopper et ses tableaux dans lesquels règnent une certaine solitude et mélancolie, et où le décor et l’atmosphère plus que les visages traduisent la tension refoulée et l’aliénation. Si on regarde bien, les murs blancs du café prennent parfois l’air morbide d’un asile.

Toutefois, les segments musicaux, intéressants et d’une certaine façon appropriés, tendent parfois vers le cliché et ternissent quelque peu la pièce. Ainsi, le chant, qu’il nous semblerait mieux de garder pour les instants où l’émotion est trop forte et que les mots ne suffisent plus, ne permet pas d’alléger cette pièce dont le texte peut, par endroits, être lourd et hermétique. Les élans poétiques d’Antonin Artaud peuvent aussi peser sur certains, mais l’interprétation de ce grand poète par Daniel Thomas est nettement réussie. En outre, les jeux de Yann Perreau dans la peau d’un dandy et de Normand Daneau dans celle d’un artiste méconnu et paranoïaque, car ses œuvres semblent lui être volées au moment même où il les pense, méritent d’être soulignés.

En somme, Opium_37 est un monde fait de murs de papiers ‑littéralement, comme si l’Histoire n’était qu’une fiction qui pourrait être créée ou de laquelle on pourrait s’évader. Une pièce réussie, mais qu’il faut davantage chercher à ressentir qu’à expliquer, un peu comme pour une peinture. 


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