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La Terre Sainte en sac à dos

Un journaliste du Délit nous partage ses récits de voyage au Moyen-Orient.

Arriver à Tel-Aviv un samedi c’est comme jouer à une partie de roulette russe. Puisque ce jour de la semaine est le shabbat imposé à la grandeur de l’État hébreux, aucun service de transport public n’est offert jusqu’au coucher du soleil. Mais vu que les billets d’avion étaient beaucoup moins chers cette journée-là, j’étais prêt à prendre le risque de rester coincé quelques heures à l’aéroport. J’ai pu trouver un sherut, un taxi collectif, mais j’ai dû attendre deux heures sous un soleil cuisant avant de finalement prendre la route vers Jérusalem. Bien sûr, le chauffeur n’allait pas démarrer avant que la navette de huit personnes ne soit remplie.

Si j’ai été le premier à monter dans le sherut, j’étais quand même le dernier à en descendre. Le chauffeur, chauve et musclé, m’avait demandé ma destination. « Devant les portes de Damas, dans la vieille ville. Je vais trouver un moyen de me rendre à ma destination finale », lui ai-je répondu. Il avait deviné mes intentions, mais n’avait rien osé dire devant les autres passagers. Une fois les passagers descendus et reconduits dans différents coins de la ville sacro-sainte, il s’est retourné dans ma direction : « Tu vas en Samarie ou en Judée, c’est ça ? » Plusieurs Israéliens n’osent pas dire « Palestine » ou « Cisjordanie », car ces termes sont politiques. Ils utilisent ainsi des expressions bibliques, leur rappelant le temps où ils habitaient ces terres. J’ai hoché la tête. « Dans ce cas-là, pour dix shekels de plus, je t’emmène directement au checkpoint. Tu pourras le traverser et prendre un taxi arabe pour Bethléem », a‑t-il proposé.

Il m’a donc laissé devant un immense mur de béton, faisant huit mètres de haut, orné de miradors positionnés à chaque cinquante mètres. Je me sentais assez insignifiant avec mon sac à dos brodé de drapeaux canadiens et québécois. L’immense panneau jaune annonçant l’entrée dans les « territoires occupés » s’avérait intimidant. Ce que le chauffeur ne m’avait pas dit, c’était que je ne pouvais pas traverser à pied le checkpoint. Je suivais donc tout bonnement à pied les voitures, lorsque des soldats (lourdement) armés sont venus me l’annoncer. « Mais je suis canadien, j’ai le droit d’aller en Palestine ! », me suis-je exclamé ; les citoyens israéliens ne sont pas autorisés à traverser le mur (exception faite lors de leur service militaire obligatoire). Ils m’ont alors pointé la direction de l’entrée piétonne, en haut d’une colline, à dix minutes de marche.

Toutefois, un vieil homme palestinien, garé non loin de là, avait entendu la conversation et m’a proposé de monter à bord de sa vieille Mercedes au moteur toussotant : « Pour 20 shekels, je t’emmène où tu veux à Bethléem. » J’accepte son offre, utilisant mes bribes d’arabe. « Tu parles arabe ? Ce sera 10 shekels dans ce cas ! » Son hospitalité m’a mis plus à l’aise, mais je demeurais angoissé. Il faisait chaud dans la voiture et nous faisions la file pour traverser la « frontière ». En fin de compte, le soldat a à peine regardé nos documents et, bien rapidement, nous étions de l’autre côté du mur. « Marhaba fi Falestine ! », s’est exclamé le vieil homme au sourire mémorable. 

Nous avions quitté un endroit bien organisé, propre, européen, pour un monde complètement différent. Des dizaines de taxis jaunes à la plaque d’immatriculation verte attendaient des passagers. D’autres voitures, de l’autre direction, rongeaient leur frein pour se rendre en Israël. Des jeunes vendaient des bouteilles d’eau. De la musique arabe jaillissait des cafés environnants. Deux mondes si différents mais si près l’un de l’autre.

Mai, mon amie palestinienne, m’avait donné rendez-vous dans un hôtel non-loin de chez elle, car sa maison n’arborait pas de numéro de porte. J’avais voyagé toute la journée, j’étais exténué. En arrivant chez elle, je n’ai pas pu cesser d’admirer le paysage. Sa grande maison de pierres blanches était juchée sur une colline donnant sur une petite vallée. Pas très loin, nous pouvions cependant voir des colonies israéliennes. « Ils gâchent la vue », m’a‑t-elle confié. Mon autre amie, Shatha, nous a rejoints un peu plus tard. Nous avons passé la soirée à fumer de la shisha, l’activité nationale de la Palestine. Cela faisait maintenant un an que je ne les avais pas vues. Elles étaient en Palestine, mais elles auraient dû être au Royaume-Uni. Elles avaient été acceptées dans de prestigieuses universités, avec une aide financière complète, mais leur visa d’entrée leur a été refusé. Parmi les raisons possibles de ce rejet, on peut imaginer leur statut de réfugiées et leur nationalité palestinienne.

Le camp de réfugiés de Deisha

Elles passaient ainsi plusieurs jours par semaine dans un centre communautaire dans le camp de réfugiés de Deisha, à Bethléem. Mes amies y ont grandi, mais leurs parents ont réussi à accumuler assez d’argent il y a quelques années pour acheter une vraie maison. Lorsqu’on parle de camps de réfugiés, on s’attend à un environnement hanté d’un taux de criminalité ahurissant et saturé de tentes à perte de vue. Mais après soixante-deux ans d’occupation, l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency ; l’agence d’aide aux réfugiés palestiniens) avait fait un travail substantiel. Cela demeurait un camp de réfugiés : 12 000 âmes se côtoient sur 0,5 kilomètres carrés. Les maisons ont été construites à la hâte, les unes sur les autres. Des familles y sont entassées depuis trois générations. Il n’y avait qu’une seule rue, très étroite, loin d’être conçue pour les voitures d’aujourd’hui. Et cela a des conséquences désastreuses. Par exemple, un soir, nous étions dans la voiture, bloqués par un camion de livraison. Derrière nous est alors arrivé une voiture à vive allure, avec les feux de détresse allumés. Sur la banquette arrière, un homme sans connaissance. Après plusieurs manoeuvres dangereuses et d’innombrables coups de klaxon, nous avons finalement pu les laisser passer. Mais Dieu seul sait si cet homme s’en est sorti.

Nous nous sommes donc rendus au camp de réfugiés où j’ai rencontré Naji Owdah, le directeur exécutif du Centre Phénix (Al-Phoenix Center Association). C’était un homme charmant : sous sa moustache prépondérante se cachait un immense sourire. Il s’occupe de ce centre depuis bientôt 12 ans : « Nous avons le devoir de subvenir aux besoins de ces gens ». En effet, l’autorité palestinienne n’intervient que trop peu dans les sphères sociales de la population, et la majorité des services de santé et d’éducation doivent être offerts par l’UNRWA, des organismes non-gouvernementaux, ou encore le secteur privé. « Nous organisons des ateliers de peinture, de théâtre, de musique, entres autres, afin que les gens soient bien dans leur tête et puissent former une nouvelle génération épanouie. » Naji me confie que le pire aspect du camp est que « ces gens sont des réfugiés sur leurs propres terres. Ils n’ont pas de propriétés [les maisons du camp appartiennent en effet à UNRWA], et éprouvent des difficultés à plusieurs niveaux : accès à l’eau courante, mauvaise qualité de l’air, manque d’espace, absence de tranquillité d’esprit. Des arrestations israéliennes non-fondées arrivent tous les soirs. » 

Naji avoue quand même que tout n’est pas noir : « L’esprit de détermination et de solidarité que ces gens ont dans leur cœur les encourage à mieux vivre dans ce genre d’environnement. » Et qu’est-ce qui le motive dans ce travail ? « Je crois en la lutte pour les droits de l’homme et je me battrai toujours pour notre liberté. » 

Naji avait néanmoins un discours peu modéré. Socialiste et humaniste convaincu, il était vague quant aux moyens à utiliser pour « se battre » pour la liberté de son peuple : « Nous sommes écœurés, nous sommes au désespoir. Cela fait soixante-deux ans. Mais la prochaine intifada ne sera pas contre les Israéliens : elle sera contre l’autorité palestinienne. Ils sont corrompus jusqu’aux os. » En effet, selon plusieurs, Mahmoud Abbas souffre d’un manque de crédibilité et de fermeté quant au gel des constructions de colonies, ruinant ainsi sa base politique. 

Bethléem

Bethléem est une ville en plein essor. Sur la grande place, l’église de la nativité, là où Jésus est né, fait face à une grande mosquée. La majorité de la population de la Palestine est musulmane, mais une importante minorité, concentrée à Bethléem et à Ramallah, est de confession chrétienne. « Peu de schismes existent entre les deux communautés car la population se voit d’abord comme étant palestinienne, unie sous l’occupation », m’a expliqué Shatha. La vieille partie de la ville, avec son souk et ses rues historiques, est propre et pittoresque. Chaque jour, des milliers de touristes et de pèlerins traversent le mur de sécurité à bord de grands cars climatisés. « Ce qui est regrettable, c’est qu’ils ne savent même pas qu’ils sont en Palestine occupée », s’est exclamée Mai. « Ils se croient en Israël, et ne sont pas au courant de la situation géopolitique. » 

Nous avons passé un après-midi entier à longer le mur de sécurité, aussi connu sous les noms de « mur de l’apartheid », « mur de la honte » et « barrière de sécurité ». Il est facile de reconnaître les opinions politiques de chacun par la terminologie employée. Il est difficile de ne pas s’émouvoir devant sa taille et sa monstruosité. Nous avions tous la gorge serrée, et n’avions échangé que quelques paroles pendant ces quelques heures. Bien que le mur ait rendu Israël beaucoup plus sécuritaire qu’il y a une décennie en terme d’attentats suicides, cela a été rendu possible à un fort prix payé par la population palestinienne. « Ce qui autrefois prenait quinze minutes (aux personnes autorisées à se rendre à Jérusalem) prend désormais plus d’une heure », m’a informé Merna, la cousine de Mai. N’empêche que le mur a inspiré de nombreux artistes engagés tels que Banksy et BLU. Un restaurant y a même affiché son menu. Mais rendre cette structure si terrifiante en fresque resplendissante relève du miracle. 

Des élections étudiantes se tenaient à l’université de Bethléem par un après-midi ensoleillé. Sous la chaleur accablante, plusieurs centaines d’universitaires étaient au rendez-vous pour désigner les prochains membres du sénat. Les opposants ? Le Fatah et le Front populaire de libération de la Palestine (PFLP); le système politique étudiant est calqué sur celui du niveau national. Fait étonnant, le PFLP, d’idéologie nationaliste et marxiste, est reconnu comme étant une organisation terroriste par le Canada, les États-Unis et l’Union Européenne. Cela voulait donc dire que je me trouvais en présence de nombreux dangereux terroristes. Le PFLP est en quelque sorte un parti clandestin, et la majorité de ses membres ont déjà séjourné en prison pour avoir été impliqué au sein du parti. En effet, une importante proportion des supporters que j’ai rencontrés ont déjà été des prisonniers politiques. Une étudiante de 20 ans a passé deux ans dans une prison israélienne : « Cela m’a pris deux semaines avant que je puisse rejoindre mes parents par téléphone. Cela a été une expérience horrible. Humiliation, torture : j’ai vécu les pires jours de ma vie. Et tout cela parce que je supporte le PFLP. Jamais je n’ai eu recours à la violence ». Je dois conserver son anonymat, car si on se rend compte qu’elle est toujours impliquée politiquement, elle retournera en prison pour cinq ans au minimum.

Jérusalem

Tout voyage en Terre Sainte serait incomplet sans une visite de Jérusalem. Mais encore fallait-il que je m’y rende de Bethléem. Puisque la majorité des Palestiniens ne sont pas autorisés à y aller (il faut un permis spécial), mes amies n’ont pas pu m’accompagner. J’ai donc pris un autobus palestinien et traversé le checkpoint. Sur la voie d’à côté, les voitures de colons israéliens ne ralentissaient même pas. Deux soldats, bien armés, pas plus vieux que moi, faisaient régner l’ordre. Ils ne se gênaient pas pour hurler et bousculer les gens : l’un d’eux a donné un coup de crosse à un jeune adolescent pour qu’il se redresse et soit plus respectueux envers le soldat. Je n’en croyais pas mes yeux. C’était de l’harcèlement pur et simple. Après une vérification des papiers et plusieurs questions, nous avons finalement rejoint Jérusalem. C’est une ville surréelle. Le dôme doré de la mosquée d’al-Aqsa, le mur des lamentations, le Saint-Sépulcre, le mont des Oliviers : tant de sites et de gens appartenant aux trois plus grandes religions de l’humanité se côtoient en ces lieux. Je ne suis pas vraiment une personne religieuse, mais il est indéniable qu’une énergie spirituelle se dégage de ces endroits inoubliables.

Hébron

Ma dernière destination en Cisjordanie était Hébron. En arrivant dans la nouvelle partie de la ville, j’étais sous le choc. Un édifice d’une dizaine d’étages était aux derniers stades de sa construction, les centres d’achats étaient bondés et les commerçants faisaient de bonnes affaires dans leurs boutiques. Eyad, un ami qui vient de Bani Na’im, à quelques kilomètres de Hébron, m’a montré le magasin de tapis de son père. « La boutique est toute récente, car on a du quitté la vieille ville », m’a confié M. Manasra. « C’était devenu trop dangereux ». J’allais bientôt comprendre pourquoi.

Plus on pénétrait dans la vieille partie de la ville, de moins en moins de gens étaient dans les environs. Bientôt, un grillage allait couvrir la rue commerçante. « La plupart des colonies israéliennes sont situées autour des villages palestiniens », m’a précisé Eyad. « Pas ici. Ils ont pris possession de nos maisons par la force. Et le grillage sert à nous protéger. » En effet, des objets de toutes sortes (bouteilles, roches, chaises) avaient été lancés par des colons fondamentalistes et étaient désormais éparpillés au-dessus de nos têtes. Plusieurs portes de boutiques étaient closes et soudées : « Soit les commerçants partent par peur, soit par menaces, soit par expulsions forcées », m’a expliqué Eyad. « Par exemple, derrière cette boutique, il y a une garderie pour les enfants de colons. »

Il y a environ 600 colons à Hébron et environ quatre fois plus de soldats pour assurer leur sécurité. Car bien entendu ils ne sont pas les bienvenus dans les environs. Mais cela ne signifie pas que les Palestiniens soient protégés par ces mêmes soldats. Les colons sont autorisés à déambuler dans les rues avec armes au cou. Agressions et batailles sont monnaie courante. C’est pour cette raison que l’on retrouve des observateurs internationaux pour « signaler toute situation inacceptable ». 

En retournant vers la partie plus récente de la ville, des soldats israéliens étaient en formation, armes braquées dans toutes les directions. Eyad me chuchote à l’oreille : « J’ai oublié ma pièce d’identité à la maison. Je pourrais avoir de gros ennuis s’ils me la demandent. On va traverser rapidement, mais ne les regarde pas dans les yeux. » Un soldat avait pointé son fusil vers nous alors que nous avancions à ses côtés. Mon coeur battait : je ne m’en faisais pas pour moi, mais pour lui. 

Départ pour Israël

Mon périple en Palestine tirait à sa fin. Après avoir entendu parler de l’occupation dans les médias et lors de plusieurs conférences, j’avais enfin vu de mes propres yeux ce que signifiait vivre sous occupation. Des droits humains sont bafoués, des terres sont grugées à chaque nouvelle construction de colonies, des ressources d’eau pompées à chaque heure. Chaque jour est un combat.
Au moment de monter dans le bus qui allait me mener à Jérusalem, car j’allais maintenant passer une semaine en Israël, j’ai dit à Mai et Shatha de prendre soin d’elles. Pas par paternalisme, mais seulement par souci de leur bien-être. Elles m’ont tout simplement répondu : « Ne t’en fais pas pour nous. Cela fait soixante-deux ans que nous vivons comme cela et nous n’avons pas l’intention d’abandonner ».


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