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La femme derrière l’épouse

Le documentaire Señora de était présenté dans le cadre du 34e Festival des films du Monde. Le Délit a recontré sa productrice Carmen Rabade pour en apprendre d’avantage sur un long métrage qui met en lumière les destinées tourmentés d’un groupe de femmes espagnoles.

Dans le documentaire poignant Señora de (« femme de »), la réalisatrice Patricia Ferreira, professeure à la très réputée ECAM (Escuela de Cinematografía y del Audiovisual de la Comunidad de Madrid) et réalisatrice de nombreux films qui se sont entre autres retrouvés dans les sélections officielles du Festival du film de Berlin et du Festival de Mar del Plata, nous présente des femmes aux destins similaires. Déchirées entre leur lourd passé et l’avenir qu’elles confrontent au jour le jour, ces Espagnoles issues du système totalitaire franquiste se sont livrées à la madrilène qui est aussi la scénariste. Tout y passe : mariage, éducation, religion, sexualité, révolte, politique et soif de liberté. Ferreira commence fort en présentant Maria Garcia, une femme considérée comme pécheresse pour avoir commis le crime d’être tombée enceinte hors mariage. Garcia dénonce les sévices que lui ont autrefois fait subir les religieuses responsables d’une maison de redressement pour femmes aux mœurs légères.

Grâce à l’ingéniosité des plans et à l’intégration du paysage de la région de la Galice, le spectateur ressent l’urgence de s’exprimer des onze femmes interrogées sur leur enfance et leurs aspirations fougueuses de jadis. La caméra le guide à travers un périple où la mer sur fond de ciel gris rappelle la mélancolie de ces femmes, ou encore le plonge subitement au cœur d’un village bordé par une forêt glauque évoquant le désespoir.

A priori, la lourdeur du sujet crée un malaise. Mais, petit à petit, on s’attache aux différentes protagonistes en écoutant attentivement ce qu’elles ont à raconter pour ensuite prendre conscience de leurs regrets. Le regard que l’on pose sur ces femmes se transforme peu à peu, et la gêne d’abord ressentie par rapport aux tabous exposés se métamorphose en pitié. 

Finalement c’est le sentiment de fierté qui l’emporte puisqu’à travers leurs histoires, ces femmes prouvent que malgré les aléas de l’existence, elles ont trouvé le moyen de soigner les blessures profondes causées par un système politico-religieux misogyne.

Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est le rôle joué par plusieurs femmes dans l’abrutissement de leur propre sexe. Effectivement, certaines femmes influentes, pour la plupart des universitaires, ont été les ambassadrices d’un système prônant le statut de ménagère que devaient remplir les Espagnoles de bonne famille. Ce paradoxe, exposé dans le documentaire, accentue l’aspect tragique de l’histoire de ces femmes qui semblent avoir été trahies par les leurs. 

Puisque madame Patricia Ferreira n’a pas pu se déplacer jusqu’à Montréal dans le cadre du Festival des Films du Monde, c’est avec la productrice du documentaire, madame Carmen Rábade que Le Délit s’est entretenu.

L’entrevue s’est avérée très enrichissante : Carmen Rábade nous a accueillis dans une ambiance bon enfant tout en rendant hommage au côté solennel du documentaire. Elle explique que ce long métrage était un moyen de rendre justice à toute une génération de femmes, des femmes désormais âgées et qui marchent vers la fin de leur vie. Lorsque l’on interroge Rábade sur l’omniprésence du paysage brumeux galicien dans le film, elle confirme, tout sourire, que l’intégration de l’environnement et de l’espace était nécessaire, comme si la terre était un personnage à part entière.

Profitant de la générosité de la productrice, une question s’est imposée : dans quel contexte a été tourné ce documentaire considérant le côté intimiste du sujet ? Carmen a expliqué que l’ambiance générale durant le tournage était plutôt bonne, mais qu’il fallait approcher ces femmes ainsi que leur famille avec douceur pour pouvoir espérer recevoir leurs confidences. C’était donc un travail de proximité et de confiance.

L’étape suivante a été de savoir comment ces femmes ont pu être isolées à l’époque du franquisme. Carmen Rábade explique qu’elles ont dû renoncer à leurs rêves et même à leur nom de jeune fille pour plaire à leur mari ainsi qu’à la société. Elles sont ainsi devenues de simples « femmes de ». Pour la productrice, le franquisme a su dénicher la solution clé pour contrôler l’ensemble de la population espagnole en freinant toute action féminine. La glorification des traditions machistes était un moyen pour les détenteurs du pouvoir de travestir la réalité et d’interdire toute forme de rébellion. Ils étaient d’avis qu’il fallait tenir les femmes à carreau pour permettre l’établissement d’une discipline nationale. Selon la même logique, chacun devait remplir ses fonctions : l’homme devait diriger et la femme devait suivre pour qu’un certain « équilibre » soit respecté. C’était la base même de ce système totalitariste.

Le documentaire de Patricia Ferreira met donc en lumière l’obscurantisme franquiste et son impact sur la vie de plusieurs femmes. C’est avec humilité et pudeur qu’il rend hommage à ces femmes qui ont partagé avec courage leurs secrets les plus intimes et leurs ambitions d’autrefois.


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