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Le plaisir de désobéir

Troisième long métrage de fiction du réalisateur suisse Lionel Baier, Un autre homme est une fable cruelle sur l’imposture et les mécanismes du désir.

Drôle d’exercice que celui de faire la critique d’un film critiquant la critique cinématographique. Il serait fort tentant de céder à l’imposture et d’imiter le personnage principal du film en copiant mot à mot un article tiré d’une revue de cinéma prestigieuse. Il serait si agréable de désobéir… Rassurez-vous, l’auteur de ces lignes n’en fera rien. Mais soyez vigilants ! Les médias ne pullulent-ils pas d’opinions empruntées à des plus grands que soi, de formules vides et de clichés repris encore et encore ?

Après s’être installé avec sa copine Christine (Elodie Weber) dans un petit canton suisse-romand, François (Robin Harsch), diplômé en littérature médiévale, décroche un boulot de journaliste dans un petit journal. En plus de couvrir les événements qui animent le canton, l’écrivain inexpérimenté doit faire la critique des films présentés dans l’unique salle de cinéma de la région. Cinéphile néophyte dénué d’opinions, il plagiera systématiquement les critiques verbeuses d’une célèbre revue de cinéma parisienne. Sa passion naissante pour la critique cinématographique le conduira ensuite à Lausanne, où il tentera de s’immiscer dans le cénacle des plus grands critiques de cinéma du pays. Mais une fois dans les salles de visionnement, il sera moins obnubilé par les films que par Rosa (Natacha Koutchoumov), une critique célèbre (et rusée) du plus prestigieux journal de la capitale. Leur relation perverse donnera lieu à des jeux de manipulation, à une étrange lutte de pouvoir où les rôles semblent inversés.

Le cinéaste, à l’instar de la journaliste, fait du personnage principal « un autre homme », un homme-objet, louangé pour sa beauté et rabaissé pour sa faiblesse et son manque de jugement. Dans son film réalisé façon Nouvelle Vague, Baier, en plus de livrer des images saisissantes des visages féminins, s’attache au personnage masculin en épousant son regard, son visage et son corps au moyen de plans rapprochés aux teintes blanches et noires bien tranchées. Le protagoniste est ainsi magnifiquement révélé dans toute sa force et sa fragilité. Même si ces plans fascinent et surprennent (ce n’est pas sans raison que le film a été classé « 13 ans et plus » pour érotisme), l’aspect exigeant et hermétique de l’oeuvre pourrait en rebuter plus d’un.

Qui pourrait déchiffrer sur le champ les références intertextuelles au Roman de Renart et au Renard de Stravinski, et interpréter les passages en ancien français récités par François ? Ce film s’adresse donc aux cinéphiles avertis, aux passionnés de l’art en quête d’«un autre cinéma », d’un cinéma qui se renouvelle en empruntant à la tradition, qui imite tout en refusant d’obéir aux règles conventionnelles. Il s’adresse aux critiques et à leurs lecteurs, surtout. Car si l’oeuvre de Baier ne fera sans doute pas l’unanimité, elle a pourtant le (grand) mérite de mettre en valeur des acteurs d’un grand naturel, de dévoiler au public un cinéaste prometteur, et surtout de nous faire réfléchir sur le rôle et l’intégrité du critique… au moyen de la critique.


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