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Le chef‑d’oeuvre inachevé

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot révèle le mystère entourant une entreprise cinématographique aussi tragique que magistrale.

La production artistique regorge d’oeuvres qui ne seront jamais révélées au public, qui ont été jugées trop ambitieuses avant même de naître ou peu pertinentes lors de leur conception. Les échos de celles-ci nous parviennent peu souvent. Or, le documentaire de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea dévoile un film, signé de la main d’un réalisateur légendaire et mettant en vedette certaines des plus grandes stars de l’époque, dont le tournage a été abruptement interrompu après quelques mois.

En 1964, la réputation d’Henri- Georges Clouzot n’était plus à faire. Le nouveau film du cinéaste français, à qui l’on devait, entre autres, L’Assassin habite au 21, Quai des Orfèvres et Le Salaire de la peur, était impatiemment attendu par un public déjà conquis. Déjà quatre ans s’étaient écoulés depuis la parution de son dernier longmétrage, La Vérité. Le scénario de 300 pages de L’Enfer racontait le calvaire d’un homme maladivement jaloux qui, supposant que sa femme le trompait, se mettait à voir dans son environnement et chez son entourage le reflet de ses angoisses.

L’équipe avait été méticuleusement choisie, la pré-production allait bon train et deux grands comédiens étaient tous désignés pour incarner le couple maudit : Romy Schneider, qui n’avait alors que vingt-six ans, et Serge Reggiani, qui en avait quant à lui quarante-deux. L’Enfer serait tout à fait dans l’air du temps et, en même temps, révolutionnaire, s’inspirant entre autres du Op art, une forme d’art fondée sur l’illusion d’optique. Jamais la psychose n’aurait été représentée ainsi dans le septième art. Entouré des plus grandes figures du milieu, qui lui vouaient une entière confiance, Clouzot s’est alors plongé dans une série d’essais filmiques qui ne devaient jamais se terminer.

Des treize heures de pellicule existantes, les réalisateurs ont choisi des extraits qu’ils ont sortis de l’oubli, dévoilant toute l’ampleur de cette oeuvre à laquelle des producteurs américains avaient accordé un « budget illimité ». Or, ce budget ne permettrait non pas la participation de centaines de figurants ou la construction de gigantesques décors, mais servirait à mener des expérimentations dans le but de dépeindre une jalousie déchainée de la manière la plus imaginative possible. Alors que le mari fabule, l’image se colore et se déforme, les personnages se maquillent de couleurs psychédéliques et se mettent à agir comme il l’entend, comme il le craint. L’environnement sonore se décompose aussi pour ne devenir que des bribes de phrases, des sons étranges puis des balbutiements à peine compréhensibles. 

Bien des membres de l’équipe auront innové pour tenter en vain de refléter l’idée exacte d’un cinéaste des plus perfectionnistes. Avec un traitement et une narration parfaitement discrètes, le documentaire retrace donc l’histoire d’un artiste qui aura tenté à tout prix d’aller jusqu’au bout de sa propre folie. Ponctué de témoignages de nombreux artisans ayant oeuvré sur le plateau de L’Enfer, il expose toutes les raisons pour lesquelles le tournage a du s’interrompre, tout en permettant au spectateur d’apprécier des plans uniques et inédits, à la croisée du cinéma et des arts visuels, de l’esprit créateur et de la démence.

En dévoilant l’histoire que recèlent ces étranges images, L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot réussit à transporter les adeptes de cinéma dans l’envers du décor et dans les méandres d’un génie qui sera malheureusement demeuré inassouvi. Compléter l’inachevé, c’est en quelque sorte ce que ce documentaire aura accompli.


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