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Chefs‑d’œuvre de demain

Réflexions d’un littéraire sur la musique contemporaine

Quelle chose étrange que la musique contemporaine. Je ne vous parle pas du dernier album de Muse ou de la monstruosité Gangnam Style, mais de la musique savante de notre époque. Fini les Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Debussy ; place à Thierry Pécou, Arnaud Petit, Philippe Leroux, et Philippe Hurel. Pour son premier concert de l’année, l’Ensemble de musique contemporaine de McGill a présenté des œuvres de ces quatre compositeurs français, connus dans le champ musical, méconnus du grand public.

Le travail des compositeurs d’aujourd’hui se rapproche, en un sens, du travail de Stéphane Mallarmé en poésie ; une sorte de retour aux sources mêmes des instruments, du son. La musique s’écrit ici pour elle-même, les notes sont décomposées, ce qui donne des morceaux amélodiques, principale critique adressée à la musique contemporaine. Mais, au contraire de Mallarmé qui est soi-disant illisible, on peut découvrir ces œuvres, puisque l’écoute est une expérience réceptive.

On s’assied, donc, dans un siège confortable de la salle Pollack, imitant la petite centaine de personnes présentent ce soir-là. Ça (au sens que lui donne Tristan Corbière) commence, et dès les premières notes du Temps jusqu’au bout de la fibre de Thierry Pécou, on redécouvre le caractère sensiblement évanescent de la note de musique, du son, qui n’est, in fine, qu’une onde. Les vibrations nous atteignent, mais les notes, elles, se perdent. Éphémères, les morceaux sont oubliés aussitôt la dernière note effacée. Que peut-on retenir alors d’une telle expérience ? Question intérieure posée alors que le chef d’orchestre Marandola salue ses musiciens.

Tour de passe-passe : musiciens et ingénieurs, et ce après chaque pièce, s’affairent pour modifier la disposition des instruments ; on pousse le piano, on rapproche certaines chaises, en éloigne d’autres, bref, on déplace l’origine du son. La base de chaque genre musical, de la musique même, le son, pour nos compositeurs, est l’élément primordial de leur univers sans mélodie. Il circule autour de la salle, nous enveloppe, avant de disparaître en coulisse ou vers la rue Sherbrooke. Ces œuvres sont faites pour être écoutées en direct, pas à travers les écouteurs de notre iPod ; assister à une performance comme celle-ci, c’est retrouver le sens de l’expérience musicale, la communion des sens.

Sans s’assimiler au Gesamtkunstwerk (l’œuvre d’art totale) wagnérien, la performance de certaines pièces surprend par sa pluralité. Dans Le Ciel d’Arnaud Petit, outre la soprano, les musiciens parlent, poussent quelques cris indéterminés pour accompagner la magnifique Vanessa Oude-Reimerink. Il y a donc démultiplication des possibilités sonores, puisque les musiciens ne se limitent pas à la simple construction matérielle qu’est l’instrument ; chanteurs, les membres de l’ensemble exploitent aussi au maximum leur instrument respectif, nous offrant des sons inédits. Le violoncelliste fait crisser ses cordes sur un glissando enivrant, la contrebassiste pince les siennes jusqu’à les arracher, alors que le pianiste, tranquillement, tapote sur le bord du Steinway. Tout cela est inscrit sur la partition, voulu par le compositeur. Le sens de communion évoqué plus haut prend forme : tout s’éclaire, dans ce qui pourrait s’apparenter à du non-sens musical. Cacophonique, ce dialogue entre instruments est en fait savamment étudié. La pièce de musique est comme un pantin, attachée à chaque instrument par une corde. Ce pantin se fait tirer de tous les côtés, gesticule au hasard des notes, des bruits, des sons. Menaçant de se faire écarteler par l’atrocité première des œuvres programmées, il révèle à travers cette danse collective une émotion ineffable.

C’est tout le paradoxe de la musique contemporaine, profondément savante et érudite malgré l’impression chaotique qu’elle dégage pour le non-initié. Comment l’écouter alors ?

J’ai ma réponse : passivement. Au contraire des chefs‑d’œuvre consacrés de la musique savante occidentale (le Lac des Cygnes de Tchaïkovski, la Cinquième Symphonie de Beethoven, Clair de Lune de Debussy, j’en passe, et des meilleurs) dont on connaît les thèmes a priori, la musique contemporaine s’écoute librement, aucune note n’est anticipée, chaque mesure conserve son élément de surprise.

La musique contemporaine n’est pas aride, abjecte, bien que boudée par le plus grand nombre. Elle n’est pas n’importe quoi, mais plutôt je ne sais quoi, quelque chose qui échappe aux grilles d’analyses actuelles. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau que de bouder les formes contemporaines d’art, c’est même récurrent. On n’a pas assez de recul aujourd’hui pour révéler les chefs‑d’œuvre de demain. Passéiste, on se tourne vers les œuvres déjà consacrées, établies, sans questionner leur légitimité.

Proust, à la publication du premier tome de La Recherche, a été majoritairement critiqué par les défaitistes de son époque. Peu se doutaient qu’il allait se révéler être, au fil du temps, le plus grand auteur du XXe siècle. Il en est de même pour nos quatre compositeurs, critiqués, délaissés par les masses. Et c’est peut-être là le propre des œuvres de génie.


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