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Le plus vieux métier du monde

La « prostituée » : fantasme ultime ou victime totale ? Et s’il s’agissait plutôt d’une travailleuse qui repousse les limites de la libération sexuelle ? Rencontre avec trois femmes libres et affirmées qui militent pour la reconnaissance sociale et légale du sexe comme travail.

« On ne fait pas la promotion du travail du sexe, il est déjà là ! » me lance d’entrée de jeu Émilie Laliberté, coordonatrice de l’organisme communautaire Stella, « on fait la promotion des bonnes conditions et des bonnes pratiques dans le travail du sexe ».

Bas jarretelles, stilettos et condoms fruités y côtoient régulièrement documents légaux et banderoles affichant des slogans politiques. Car chez Stella, on ne chôme pas : une petite équipe d’employés et de nombreux bénévoles s’affairent quotidiennement à offrir support et services aux travailleuses de l’industrie du sexe, tout en menant de front une campagne politique pour la décriminalisation de ce travail. « Les objectifs c’est de briser l’isolement des femmes, expliquet- elle, et de s’assurer qu’elles travaillent en sécurité, en santé et avec dignité. »

Oui, je le veux

Pour bien des femmes qui oeuvrent dans l’industrie du sexe –masseuses, danseuse, escortes, dominatrices…– c’est bien d’un travail dont il s’agit, contrairement à l’idée conventionnelle que l’on s’en fait. « Si on s’assoit ensemble et que je te dis « prostituée » ou « travailleuse du sexe », qu’est-ce qui te vient à l’esprit ? » me demande Frédérique Chabot, militante de POWER, un organisme similaire à Stella de la région d’Ottawa. « L’image qui vient tout de suite à l’esprit des gens c’est une femme dans la rue, qui rentre dans les voitures des gens pour faire une pipe à 20$ pour s’acheter une roche de crack, qui n’est pas en contrôle » observet- elle. C’est finalement l’image d’une victime totale qui nous vient en tête, celle d’une femme qui est poussée contre son gré à « vendre son corps ».

Pourtant, selon les estimations de John Lowman, professeur en criminologie à l’Université Simon Fraser, environ 80% des travailleuses du sexe ne le font pas dans la rue, mais oeuvrent plutôt par le biais d’agences, de bars, à leur compte, etc. C’est le cas de Séverine (pseudonyme), une jeune femme qui a travaillé pendant deux ans et demi dans l’industrie du sexe : « j’ai commencé d’abord dans un bar, pendant un certain temps » raconte- t‑elle ouvertement, sans complexe, « et de fil en aiguille j’ai travaillé pour des agences d’escortes, j’ai fait un peu la rue aussi ». Une expérience qui s’est somme toute avérée positive puisque celle qui a fait ses armes alors qu’elle était étudiante a poursuivi l’expérience beaucoup plus longtemps qu’elle ne le prévoyait. Horaires flexibles, salaires élevés, exploration sexuelle… il y a probablement autant de raisons de pratique ce métier qu’il y a de femmes qui le pratiquent.

De l’hypocrisie des lois

Les trois femmes s’entendent fermement sur un point : le travail du sexe doit être décriminalisé. Bien qu’au Canada l’échange de services sexuels contre de l’argent ne soit pas illégal, les actes qui l’entourent le sont : solliciter, pratiquer à son domicile, travailler dans le même lieu qu’une autre femme, ou embaucher quelqu’un pour faciliter l’échange (chauffeur, gérant, etc.). Ce régime légal que d’aucuns qualifient d’hypocrite, a pour effet de judiciariser et de vulnérabiliser ces femmes. Il devient en effet très difficile pour les travailleuses d’assurer leur sécurité si elles ne peuvent se fier à un réseau de soutien, si elles ne peuvent travailler ensemble ou chez elles, ou tout simplement si elles ne peuvent pas prendre le temps d’évaluer un client avant de monter dans sa voiture de peur d’être arrêtée pour sollicitation.

La décriminalisation ne viendrait-elle pas accroître les problèmes de trafic sexuel et de prostitution juvénile ? « D’abord, on fait une nuance importante entre travail volontaire et exploitation », tranche Émilie Laliberté. « Et puis le trafic et la prostitution juvénile, il existe déjà des lois contre ça ». La criminalisation a aussi comme effet de limiter les options des jeunes filles qui entrent dans l’industrie contre leur gré. « Ça les rentre dans un circuit où elle devient une criminelle ! » explique Frédérique Chabot. « Décriminaliser ne rendrait pas ça plus attirant pour les jeunes, mais simplement plus sécuritaire ».

Choix ou contrainte ?

L’autre cheval de bataille de ces militantes sexwork-positive, c’est l’amélioration des opportunités sociales et économiques pour les femmes vulnérables. Questionnée sur l’aspect « volontaire » du travail du sexe, Séverine reconnaît que certaines de ces collègues « étaient poussées à faire des choix qui étaient des non-décisions » par manque de ressources ou d’accès à un logement abordable, bref pour assurer leur survie économique. « Si les femmes avaient plus d’options, on pourrait plus se mobiliser à l’intérieur des bars ou des salons de massage pour avoir de meilleures conditions de travail ».

Prenons par exemple une femme qui paye ses études de maîtrise en faisant du travail du sexe, et une autre qui travaille vingt heures par semaine pour payer sa dose de drogue. « Le dénominateur commun qui les unit, c’est le travail du sexe, explique Frédérique Chabot. Ce n’est donc pas ça qui rend la situation de la femme dans la rue plus malheureuse. Son problème ce n’est pas d’être une travailleuse du sexe ! C’est la pauvreté, les options limitées en ce qui a trait à l’éducation, l’emploi, le logement, etc. C’est là que ça se joue. »

Au-delà de la criminalisation, les jeunes femmes déplorent le stigmate social associé au travail du sexe. C’est l’un des seuls regrets de Séverine : « ce que je trouvais plus difficile c’était l’isolement, à cause de la stigmatisation. Par exemple dans ma famille personne ne le sait, et ne le saura sûrement jamais. Je viens d’une famille d’intellectuels, donc je sentais que j’aurais été jugée assez durement ». Séverine a du mal à supporter le discours de celles qui veulent aider en « les sortant de là » : « Ce que je trouve le plus dur là-dedans c’est le discours victimisant. Qui es-tu toi pour me dire qui je suis, ce que je veux, ce que je peux faire ? »

Ne me sauvez pas, je m’en charge

Ce qui lie ces trois femmes est sans contredit une attitude sexe-positive affirmée et libérée. « Ça peut aussi être ça le travail du sexe, avance Frédérique Chabot, une exploration des fantasmes, du genre, une acceptation que le sexe hétérosexuel, monogame dans une relation à long terme n’est pas la seule sexualité valide ». Le son de cloche est au diapason chez Stella, où la fierté d’être travailleuse du sexe est manifeste : « on part avec une approche d’empowerment, explique Émilie Laliberté, la personne est la propre experte de sa vie, on va l’outiller pour qu’elle reprenne le pouvoir. Ce n’est pas nous qui allons décider pour les femmes ! » Idem pour Séverine, qui ne regrette en rien les années qu’elle a passé dans l’industrie. « Même si j’avais pu avoir un emploi à 25$/heure à l’époque, je serais quand même restée dans l’industrie du sexe ! » conclut-elle, soufflant ainsi sur la poudre aux yeux qui masque le travail du sexe.

Le plus vieux métier du monde n’est certainement pas en voie de disparaître. Ne reste plus qu’à s’assurer que celles qui le pratiquent le fassent dans la dignité… et le plaisir !


Émilie Laliberté, coordonatrice de Stella

Quelques mythes sur le travail du sexe

Les travailleuses du sexe vivent sous l’emprise des « pimps »

Si une telle relation d’exploitation existe, elle est loin d’être le sort de bien des travailleuses de l’industrie du sexe. Plusieurs d’entre elles choisissent d’être travailleuses autonomes –une option qui est d’autant plus accessible avec l’essor de l’Internet. Bien d’autres font affaires avec un « entremetteur » de quelque sorte (agence, tenanciers de bar, chauffeur, gérant, etc.) avec qui elles gardent une relation strictement professionnelle. « J’avais un contrat en bonne et due forme [avec l’agence d’escorte], explique Séverine, je payais un montant à l’agence pour qu’eux fassent un travail de présélection des clients en fonction de mes services et de mes préférences. » Ces derniers sont d’ailleurs souvent essentiels à la sécurité de la travailleuse, ajoute- t‑elle : « je payais un chauffeur qui assurait aussi ma sécurité. Je lui demandais de revenir me chercher à telle heure, et si je n’étais pas dans le lobby de l’hôtel il montait pour venir me chercher ».

La criminalisation et le stigma social peuvent toutefois rendre la travailleuse du sexe plus vulnérable à l’exploitation. « Si elles ont besoin d’un chum qui les attend de l’autre côté de la porte pour les protéger, explique Frédérique Chabot de l’organisme POWER, ou si elles ne sont pas capables d’avoir un logement parce qu’elles sont connues comme travailleuses du sexe, elles vont être dépendantes de celui qui leur donne accès à un logement. Même chose si elles sont refusées dans les refuges de femmes battues parce que leur conjoint violent est considéré comme leur pimp…»

Celles qui se prostituent le font pour payer leur drogue

Dans les mots d’Émilie Laliberté, coordonnatrice de Stella, « ce ne sont pas toutes les femmes qui consomment pour travailler ; comme ce ne sont pas toutes les femmes qui travaillent pour consommer ». Les réalités sont multiples et nuancées, et il est inexact d’établir un lien de causalité entre ces deux réalités.

Toutefois, certaines travailleuses développeront –pour différentes raisons qui peuvent être ou ne pas être liées à leur métier–une dépendance aux drogues. Ces dernières deviennent alors beaucoup plus vulnérables aux abus et aux agressions, car elles seront enclines à dépasser certaines de leurs limites (non-port du condom, accepter un client en qui elles n’ont pas confiance, accepter des tarifs moins élevés, etc.). La synergie entre les deux situations –toxicomanie et travail du sexe criminalisé et donc non-protégé– les place donc en situation de vulnérabilité.

Il est impossible pour une travailleuse du sexe d’avoir une vie amoureuse normale

Comme (à peu près) tout le monde, les travailleuses du sexe ont une vie à l’extérieur de leur travail ! Et cela inclut une vie amoureuse et (eh oui) sexuelle. Qui sait, peut-être en avez vous déjà fréquenté un ou une sans le savoir ? Comme dans d’autres groupes sociaux, les situations amoureuses et familiales des travailleuses du sexe sont variées : célibataire, en couple monogame, mariée, mère de nourrissons ou d’adolescents, homosexuelle, bi, hétéro…

Le travail du sexe peut soulever d’épineuses questions sur l’amour, l’intimité, l’authenticité… Ces questions ne sont toutefois pas propres aux relations amoureuses avec une travailleuse du sexe !

Section « Quelques mythes sur le travail du sexe » adapté de « Travail du sexe : 14 réponses à vos questions » par Maria Nengeh Mensah
www​.chezstella​.org


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