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Pas de boulot, pas de dodo

Chaque matin, en sortant de la station McGill pour se rendre au travail ou à l’université, des milliers d’usagers de la STM les croisent. Ils sont là, assis en haut de l’escalier, près des grilles de chauffage. Ils ne mendient pas nécessairement. Souvent ils dorment, ils parlent entre eux, réfléchissent simplement ou encore sourient aux passants qui, pour la plupart, détournent le regard sans broncher ou leur remettent quelques pièces de monnaie. Le Délit a tenté d’explorer le monde méconnu de l’itinérance, en se concentrant principalement sur la situation des itinérants qui se trouvent à la station McGill.

Ce qu’en pensent les « agents de la paix »

Un policier, interrogé après avoir exigé qu’un groupe d’itinérants sorte de la station, avance que l’itinérance est certes un problème. Un problème puisque cela « intimide les gens, notamment les personnes âgées », insiste-t-il. L’intimidation, toutefois, est également ressentie par les sans-abri, et c’est ce que l’on tend à oublier trop souvent. Une personne qui ne sait pas si elle pourra manger, où elle dormira ainsi que les différents obstacles qui l’attendent, comme la violence et le froid, est une personne qui vit dans l’insécurité et qui, de ce fait, est plus vulnérable. Après avoir précisé, en parlant du corps policier, « on n’est pas inhumain », le policier avoue cependant avoir déjà réveillé brusquement des itinérants qui dormaient sur les bancs de la station de métro sans en avoir le droit. « Quand il faut les réveiller huit fois par jour, cinq fois semaine, vous comprendrez qu’on est un peu plus brusque, un peu moins gentil. C’est quoi, ils voudraient qu’on leur flatte les cheveux ? »

Bien que les sans-abri fassent parfois l’objet de violences physiques, la violence psychologique prime, qu’elle soit verbale, à travers les non-dits, ou qu’elle passe par l’intimidation. Le code déontologique québécois des policiers prévoit qu’«intimider, c’est remplir quelqu’un de peur, en imposant sa force, son autorité. Les policiers sont investis de pouvoirs énormes qui leur sont donnés par la Loi. En agissant à titre de représentant des forces de l’ordre, avec tout le côté psychocoercitif que cela implique, le fait pour un policier de fort gabarit de pousser une personne mineure de petite stature, de cracher à son visage et de sacrer après elle, c’est textuellement la ‘remplir de peur’ et cela constitue de l’intimidation ».

Les exemples utilisés dans le code sont assez grossiers, mais l’intimidation peut être plus subtile et plus perverse. Il arrive que des policiers réveillent un itinérant avec leur pied, en le secouant, ou en frappant très fort contre le banc sur lequel il se trouve. Il ne faut toutefois pas oublier que quand des agents de la paix regardent en riant, qu’ils se chuchotent à l’oreille des mots que l’itinérant n’arrive pas à entendre, ou encore quand ils le regardent avec un air arrogant et méprisant, cela constitue également de l’intimidation. Mais les policiers persistent à affirmer que ce sont les itinérants qui sont « intimidants » pour les « citoyens ». Les concepts d’intimidation et de citoyenneté devraient être repensés.

Les policiers rencontrés insistent cependant : « Tout le monde peut se retrouver dans la rue, même vous, même moi. Je ne les juge pas. Mais il y a beaucoup de ressources à Montréal et il est possible de s’en sortir. Seulement il faut vraiment vouloir, il faut qu’ils se dégourdissent et aillent vers les ressources mises à leur disposition. Or, ils ne veulent pas aller dans les refuges parce que ça impliquerait de se laver et de cesser de consommer et ça, ils ne sont pas prêts à le faire. » Il est facile de parler ainsi lorsque l’on n’a pas vécu ce type de situation. Consommer dans les moments de dépression est chose fréquente, que l’on soit sans-abri ou pas.

Des centres de jour existent, et des organismes comme le CACTUS ou Spectre de rue distribuent du matériel propre pour réduire la propagation des infections, auxquelles les sans-abri sont plus exposés à cause de la réutilisation des mêmes pailles ou seringues. Toutefois, faire un pas vers ces centres n’est pas chose simple. La confiance en soi d’un itinérant, qui subit de la répression et qui se fait regarder avec mépris, n’est pas la même, avouons-le, que celle d’un policier rayonnant de santé et ayant trouvé « sa place » dans la société.

Une vie nouvelle ?

Il y a certes beaucoup d’itinérants « qui s’en sortent ». Plusieurs des camelots de l’Itinéraire racontent avec fierté qu’ils écrivent dans le magazine pour faire part aux lecteurs de leur histoire, et montrer qu’il est possible de reprendre un rythme de vie « normal ». Pour d’autres, qui se sont adaptés à leur mode de vie et ont modifié leur vision de ladite « normalité », le pas est plus difficile à faire. Pour Réjean, l’un des sans-abri que nous avons interrogés, vivre entre quatre murs est désormais insupportable. Il se sent emprisonné.

Réjean passe chacune de ses journées à la sortie University de la station McGill. Il ne fait de mal à personne. Il laisse sa casquette sur le sol et si les gens veulent lui laisser de l’argent, ils peuvent le faire. Il ne l’exige pas. Il ne le demande même pas. Il est très ouvert et prêt à parler quand on prend la peine de s’arrêter pour lui dire quelques mots. Il va fumer à l’extérieur et, quand les policiers lui demandent de sortir, il le fait. Il n’est toutefois pas évident, l’hiver, de rester dehors durant de longues périodes. Lorsqu’il entre à nouveau se réfugier dans la station, les policiers l’attendent et remplissent un contrat d’effraction contre lui. Il a maintenant environ l’équivalent de 14 000 dollars en contraventions impayées. Même s’il voulait « s’en sortir », il ne pourrait tout simplement pas y arriver avec autant de dettes envers l’État. Il avoue qu’il aimerait pouvoir avoir son permis de conduire, mais que cela lui est impossible compte tenu de ce montant trop élevé, alors que son revenu est nul.

À l’heure de rédiger des constats d’infractions, l’individu n’est trop souvent pas pris en considération. Le Réseau d’aide des personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) note qu’il y a, chez les sans-abri, « un déni des droits, un processus d’exclusion, un processus de marginalisation et un processus de « vulnérabilisation ». Donner des contraventions impossibles à payer ne fait qu’envenimer la situation et augmente la détresse, déjà élevée, de la personne qui vit dans la rue. Au lieu de tenter de comprendre leur choix ou leur besoin d’adopter ce mode de vie, de voir l’autre côté de la médaille, les autorités procèdent à une juridiciarisation des itinérants, c’est-à-dire une utilisation de plus en plus fréquente des voies judiciaires « pour régler des problèmes qui pourraient l’être autrement. » Dans un tel contexte, il est difficile d’espérer changer de vie.

Un des sans-abri rencontrés a fait un accord avec la Ville de Montréal : il versera 25 dollars par mois sur les 6000 dollars de contravention accumulés, à partir de l’argent laissé par les passants. Il dit vouloir cesser « d’avoir des problèmes ». Malgré tout, s’il s’assoit par terre pour mendier, on le réprimande à coup d’amende et la dette augmente au lieu de diminuer.

Les policiers interrogés affirment : « On nous prend pour des gros méchants, mais on leur donne le choix : ils peuvent aller dehors ou aller marcher à l’intérieur de la station. Mais ils ne peuvent pas s’asseoir par terre. » Et quand on leur demande s’ils croient réellement que s’asseoir sur le sol peut troubler l’équilibre de la voie publique, les agents de la paix rétorquent : « Ce sont les règles. Et les règles sont les règles. Je ne les ai pas inventées, je ne fais que les appliquer. Si j’en laisse faire un, je devrai en laisser faire d’autres et il y aura abus. »

Abus de quoi ? Quand un usager « propre » est assis dans l’escalier, son portable à la main, il ne reçoit ni avertissement ni amende. Comme le note le RAPSIM, « la personne en situation d’itinérance vit à la fois une fragilité personnelle et une fragilité sociale qui renforcent sa mise à l’écart du social. » Cette fragilité semble faciliter les abus de pouvoir ainsi que l’application irréfléchie de lois injustes, voire injustifiées, notamment en ce qui concerne l’occupation de l’espace public, loi pour laquelle plus de 2400 itinérants se sont vus attribuer plus de 15 000 contraventions, selon un article du Devoir paru le 19 avril 2007. La répression que subissent les sans-abri, qu’elle soit physique, psychologique ou économique, contribue à la détérioration de leurs conditions de vie et les mène souvent jusqu’à la prison.

Selon Santé Québec, un itinérant est « une personne qui n’a pas d’adresse fixe, qui n’a pas l’assurance d’un logement stable, sécuritaire et salubre pour les jours à venir, au revenu très faible, avec une accessibilité souvent discriminatoire à son égard de la part des services publics, pouvant vivre des problèmes occasionnant une désorganisation sociale, notamment, de santé mentale, d’alcoolisme et/ou toxicomanie et/ou de jeux compulsifs, ou dépourvue de groupe d’appartenance stable ». Mais malgré tout, les préjugés pullulent dans l’esprit de ceux qui se situent dans les normes et qui fonctionnent bien en société. Le préjugé le plus présent est l’absence de considération pour l’itinérant, qui est souvent vu davantage comme un danger, voire un « irritant ».

Les itinérants rencontrés à la station McGill refusent parfois la nourriture qui leur est offerte. Ils acceptent toutefois les vêtements chauds. Ce qu’ils détestent vraiment recevoir, ce sont des jugements. Réjean affirme : « Moi, si j’avais un message à faire passer, ce serait simplement : ne jugez pas. Moi, je juge pas. En retour, j’aimerais ne pas être jugé. »

Pour ceux qui sont prêts à s’impliquer dans la lutte pour défendre les droits des itinérants, ou qui souhaiteraient simplement recevoir davantage de renseignements :

-RAPSIM :
www​.rapsim​.org
– Action terroriste socialement acceptable (ATSA) : www​.atsa​.qc​.ca
– Solidaires face à l’itinérance : www​.itinerance​.info

Ceux qui sont témoins d’une injustice perpétrée à l’égard d’un sans-abri par un policier peuvent agir en déposant une plainte sur le site de la déontologie policière :
www​.deontologie​-policiere​.gouv​.qc​.ca ou en agissant avec l’Opération Droits Devant.


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