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L’armée réplique

À la suite de l’entrevue avec Alexandre Vidal de l’Opération Objection, publiée le 28 octobre dernier, Le Délit a joint le Centre de recrutement des Forces canadiennes à Ottawa pour éclaircir quelques points qui avaient été soulevés sur la nature de l’engagement des Forces Canadiennes (FC) à l’étranger et sur le recrutement militaire dans les écoles.

Le Délit (LD): En quoi le rôle des Forces canadiennes est-il différent depuis le 11 septembre 2001 ?

Lt. Karina Masse, Officier des affaires publiques, Défense nationale (KM): Les membres des Forces canadiennes servent le Canada en défendant ses valeurs, ses intérêts et sa souveraineté, au pays comme à l’étranger. Rien de cela n’a changé depuis le 11 septembre 2001.

LD : Qu’en est-il de l’engagement des FC dans les Casques bleus ?
A‑t-il changé depuis les années 1990 ?

KM : Le rôle des FC dans le maintien de la paix de l’ONU n’a pas changé depuis les années 1990. Les FC continuent de participer aux missions de maintien de la paix de l’ONU, et elles ont même assumé un rôle de chef de file dans plusieurs d’entre elles.

LD : Que pensez-vous de l’annonce du retrait des troupes d’Afghanistan en 2011 par le gouvernement conservateur ?

KM : […] Les FC ne peuvent formuler de commentaires sur la décision du gouvernement de retirer les troupes d’Afghanistan en 2011, ni à propos de quelque décision politique que ce soit.

LD : Considérez-vous que le rôle de maintien de la paix des FC au niveau mondial est passé à un rôle plus offensif avec la guerre en Afghanistan, ou est-ce qu’en général le rôle des FC reste principalement voué au maintien de la paix ?

KM : Au cours de nombreuses missions, les membres des FC sont confrontés à plusieurs aspects d’un conflit. Dans la plupart des cas, des personnes tentent de briser la paix existante, faisant en sorte que même les missions de soutien de la paix peuvent nécessiter des mesures anti-insurrectionnelles ou des activités de combat.

Les Forces canadiennes participent à des opérations impliquant des activités offensives, comme certaines ayant présentement lieu en Afghanistan, de même qu’à des opérations qui sont purement de nature pacifique, comme nous l’avons fait récemment en escortant un navire du Programme alimentaire mondial qui transportait des vivres en Somalie.

LD : Est-il vrai qu’en 2006 seulement, cinquante-six Canadiens faisaient partie des  Casques bleus ? Si oui, pourquoi le rôle du Canada dans cette organisation s’est-il affaibli ?

KM : Non. Au 31 août 2006, le Canada avait fourni 126 observateurs militaires, des policiers et des troupes aux missions de maintien de la paix de l’ONU. Il offre aussi un soutien diplomatique, financier et spécialisé aux missions de l’ONU qui constitue un élément central du processus de maintien de la paix même s’il ne s’agit pas de « Casques bleus ». Les activités que les FC mènent durant ces missions de l’ONU comprennent, par exemple, la planification stratégique, la logistique, les opérations aériennes, l’entraînement, le soutien en matière d’information et les communications.[…]

LD : Est-il vrai que les membres des FC qui désirent quitter avant la fin de leur contrat s’exposent à de fortes amendes et à la cour martiale ? Y a‑t-il beaucoup de membres des FC qui tentent ainsi de démissionner avant la fin de leur contrat ?

KM : Non. En fait, selon l’article 33 de la référence B, « sauf en cas d’urgence, (…) tout militaire peut demander à être libéré en tout temps au cours de sa carrière militaire. » Un pré-avis de six mois est nécessaire pour libérer quiconque n’ayant pas droit à une annuité immédiate (moins de vingt ans de service). Une telle requête ne génère pas de mesures disciplinaires contre le demandeur.

LD : Pourriez-vous décrire la campagne de recrutement actuelle au Québec ?

KM : La campagne de recrutement au Québec n’est pas différente de la campagne nationale. La seule différence, c’est qu’elle est bilingue. En outre, comme les activités auxquelles on peut participer dans l’ensemble du Québec sont très diverses, chacun des centres de recrutement adapte son plan d’action en fonction de celles-ci.

Ainsi dans la région de Montréal, nous visitons les diverses institutions d’enseignement de la région (secondaire, collégiale, universitaire), les centres d’emplois et de ressources humaines. Nous participons aussi à des salons et des expositions de toutes sortes.

Au moment de mettre sous presse, Le Délit n’avait pas reçu de commentaires par rapport à la clause de remobilisation ou à la perte de droits auxquelles M. Vidal avait fait allusion lors de son entrevue.

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Qu’est-ce que le maintien de la paix ?

Il a été défini par l’ONU comme étant « le déploiement de personnel militaire et civil dans une région touchée par un conflit avec le consentement des parties au conflit pour faire cesser ou maîtriser les hostilités ou surveiller l’exécution d’un accord de paix. » (http://​www​.unac​.org/​p​e​a​c​e​k​e​e​p​ing)

Quels sont les coûts financiers associés aux missions des Forces canadiennes à l’étranger ?

C’est aujourd’hui la guerre en Afghanistan, menée par l’OTAN, qui accapare la grande majorité des ressources humaines et financières de la Défense Nationale destinées aux missions de l’armée. Selon un rapport du Rideau Institute for International Affairs, le coût total de la guerre en Afghanistan, incluant les soins aux soldats blessés, les projets de développement de l’ACDI et la perte de productivité pour l’économie canadienne due aux morts et aux blessures de guerre, s’élève jusqu’à maintenant à 17,2 G$ et montera encore à 28,4 G$ si les troupes canadiennes restent comme prévu en Afghanistan jusqu’en 2011. De 2001 à aujourd’hui, la contribution financière canadienne aux missions de maintien de la paix de l’ONU est passée de 94,1 M à 15,6 M. Toujours selon le Rideau Institute, le nombre de Canadiens travaillant aux missions de l’ONU était de 167 en juillet 2008, plaçant le Canada en cinquante-troisième position en termes de participation, juste devant le Malawi, sur un nombre total d’employés de plus de 80 000 personnes. Environ 2500 soldats canadiens participent présentement à la guerre en Afghanistan.

Quels sont les coûts humains reliés à la guerre en Afghanistan, à laquelle participe le Canada ?

Selon la CBC, 98 soldats canadiens sont morts en Afghanistan depuis 2002, le dernier incident remontant au 7 septembre dernier. Le site Internet des Forces canadiennes indique qu’un questionnaire rempli par un peu plus de 6000 militaires de retour d’Afghanistan avait révélé en avril dernier que 6,5 p. cent d’entre eux souffraient du syndrome de stress post-traumatique ou de dépression majeure. Selon un rapport de la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan, il y a eu pendant les huit premiers mois de 2008 quelque 1445 morts civils directement imputables au conflit, soit 39 p. cent de plus que pour la même période l’an dernier.

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En guerre contre l’armée

Le Délit a rencontré Alexandre Vidal, étudiant de deuxième année en environnement à McGill, pour qu’il nous parle de son implication dans l’Opération Objection, une grande campagne lancée il y a trois ans contre le recrutement militaire dans les écoles.


Le Délit (LD): Qu’est-ce que l’Opération Objection et comment cette campagne a‑t-elle débuté ?

Alexandre Vidal (AV): L’Opération Objection est une campagne pancanadienne qui a débuté en 2006 au Canada anglais et en août 2007 au Québec, en réponse à l’Opération Connexion, qui se trouve à être la plus importante campagne de recrutement militaire au Canada depuis la Deuxième Guerre mondiale. L’Opération Objection se veut une réplique directe à cette nouvelle campagne de recrutement, au fait qu’il y a de plus en plus de recruteurs qui se présentent partout, qui visent surtout les étudiants et qui transmettent un message vraiment trompeur.

LD : Pourriez-vous expliquer en quoi le message des recruteurs est trompeur pour les étudiants et autres éventuelles recrues ?

AV : C’est en fait le premier mandat de l’Opération que d’informer les gens sur ce qu’est vraiment une carrière dans l’armée, sur l’envers de la médaille, bref, tout ce que les recruteurs n’ont pas intérêt à expliquer mais que les futures recrues ont intérêt à savoir. Par exemple, le contrat d’enrôlement, qui fait environ soixante-dix pages et est écrit dans des termes d’avocat compliqués, est très difficile à obtenir au début du processus d’enrôlement. Après des démarches à n’en plus finir, nous l’avons finalement obtenu et nous avons pu en tirer quelques conclusions troublantes. En somme, quand on entre dans l’armée, on signe un contrat unilatéral, on s’engage à tout et l’armée ne s’engage à rien. On perd nos droits de citoyen, comme la liberté de presse, d’association et d’expression.

LD : Donc, si nous voulions effectuer une entrevue avec un militaire, nous ne pourrions pas le faire ?

AV : En fait, vous pourriez poser les questions que vous voulez, mais le militaire, dépendamment de ce qu’il dira, pourrait comparaître en cour martiale. C’est déjà arrivé, notamment avec des militaires tentant de faire publier des livres, et qui ont dû paraître en cour pour cette raison. On perd notre liberté quand on entre dans l’armée, et un bon exemple de cela sont les clauses de libération. Il est extrêmement difficile de sortir de l’armée avant la fin de la période d’engagement initiale, qui varie de trois à neuf ans selon le métier choisi. Ceux qui ont le courage de le faire s’exposent à des amendes et à la cour martiale. Il y a aussi la clause de remobilisation, dont les recruteurs ne parlent jamais. Cette clause-là dit que, après avoir fini notre période d’engagement avec l’armée, celle-ci peut nous rappeler une semaine ou dix ans après pour nous obliger à revenir en service, selon les besoins du moment. Cette clause n’est pas appliquée présentement au Canada, mais rien n’empêche qu’elle ne le soit plus tard. Le meilleur exemple à cet effet est l’armée américaine, qui a dernièrement remobilisé quelque 80 000 anciens soldats en Irak avec la « stop loss policy », un règlement semblable à la clause canadienne.

LD : N’y a‑t-il pas quelques avantages à faire partie de l’armée ?

AV : C’est sûr que l’armée va parler de tous les avantages : bonne paie, travail excitant, voyages. Il y a de belles conditions de travail dans l’armée, ce n’est pas faux. On y est notamment très bien payé. Par contre, il y a aussi l’envers de la médaille. L’armée est loin d’être une partie de plaisir, et un exemple qui en témoigne bien est le nombre de militaires canadiens revenant de l’étranger avec des séquelles psychologiques significatives, un nombre estimé à 28 p. cent par la presse canadienne. On entend parler des soldats morts au front, ceux qui reviennent dans des cercueils, mais pas de ceux qui reviennent handicapés, sourds, aveugles, ou souffrant de graves problèmes mentaux.

LD : Qu’en est-il du rôle de l’armée canadienne en tant que force du maintien de la paix ?

AV : Ce n’est pas vrai que l’armée canadienne est une armée qui amène la paix dans le monde et que le Canada est un pays pacifique. Les recruteurs profitent de la croyance populaire selon laquelle le Canada est un pays qui participe toujours activement aux missions de maintien de la paix de l’ONU et ne participe pas aux guerres d’invasion. Cette réalité, belle et bien vraie jusque dans les années quatre-vingt-dix, ne l’est plus aujourd’hui. Avant, le Canada participait très activement aux missions de soutien de la paix de l’ONU et environ 10 p. cent des Casques bleus étaient Canadiens. En 2001, le Canada a redéfini son rôle au plan international puis s’est davantage orienté vers des missions offensives, comme par exemple la guerre en Afghanistan, avec les Américains et l’OTAN. Le nombre de soldats canadiens dans les Casques bleus n’était que de 56 en 2006, soit 0,08 p. cent, un nombre ridicule. Pourtant, les recruteurs se retrouvent dans les écoles secondaires, les cégeps et les universités, à expliquer aux jeunes comment ils vont jouer un rôle d’assistance humanitaire aux gens dans le besoin ; c’est littéralement de la manipulation.

LD : En plus d’informer les étudiants, quels sont vos objectifs principaux ?

AV : Nous visons à créer un débat dans la population étudiante. On travaille en collaboration avec les associations étudiantes pour qu’elles amènent à leurs assemblées générales la question de bannir des écoles les recruteurs militaires. Ça va très bien à ce niveau-là. Environ vingt-cinq associations québécoises ont majoritairement ou à l’unanimité voté pour le bannissement des recruteurs dans leur école. La décision est prise en assemblée générale de manière démocratique, et une fois qu’il y a eu prise de position, nous invitons les associations à présenter la position des étudiants à la direction des établissements. Dans certains cas, la direction respecte la volonté des étudiants et interdit elle-même la venue des recruteurs, comme c’est le cas au cégep Marie-Victorin. Malheureusement, dans la grande majorité des cas, l’administration ne voit pas l’intérêt de respecter la position des étudiants. C’est là que les actions, comme les manifestations et la perturbation des kiosques de recrutement, deviennent nécessaires. Il y a déjà eu de telles manifestations à l’Université McGill, par exemple, pendant une foire d’emploi dans le pavillon Adams en février dernier. Il arrive souvent qu’une action soit prévue et qu’elle n’ait finalement pas lieu, étant donné que l’armée ne se présente tout simplement pas sur les lieux, surtout dans les cégeps. Cette année, nous continuerons à être vigilants et il y aura mobilisation partout où l’armée osera se présenter.

Propos recueillis par Louis Melançon.


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