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La chimère

Lorsqu’on évoque les tendances vestimentaires au Japon, deux courants s’opposent. Il y a d’abord l’omniprésence des uniformes, tant à l’école qu’au travail. Du caractéristique (et fort mignon) chapeau jaune moutarde des élèves d’école primaire à l’attirail sophistiqué des employés de train, la standardisation semble de rigueur. Il y a ensuite la « mode » nippone, grandiloquente et excessive, où chaque quartier huppé de Tokyo – Shinjuku, Shibuya, Harakuju, et autres – revendique sa propre variation. Entre les gothiques extrêmes et les adeptes du néon, c’est tout un éventail de trouvailles – y compris des chemises recyclées en pantalons ! – qui se déploie.

Quant à Aya, elle défie la classification par son apparence. On ne l’aperçoit jamais hors de son bleu de travail, uniforme ingrat mais nécessaire à son boulot. Aya est loin d’être une office lady et encore moins une femme au foyer : elle est pilote de machinerie lourde. Néanmoins, ce gagne-pain ne l’empêche pas d’exprimer sa fantaisie : dans mon petit recoin de campagne, c’est la seule personne que j’ai vue avec des cheveux mauves. Punkette dans l’âme, elle n’a pourtant rien d’intimidant. Lorsque je l’aperçois, elle a toujours un large sourire aux lèvres, une bonne humeur contagieuse qui se partage autour de quelques bières ou d’une partie de poker. Fait rarissime en Asie, elle confie qu’elle tire un grand plaisir à mordre à pleines dents dans un camembert bien goûteux.
Et si je vous disais qu’Aya a la cinquantaine bien amorcée ?

Aya fait partie de ces gens à l’énergie apparemment inépuisable. Chaque matin, elle est debout dès l’aube pour cultiver son potager. À son actif, elle a toute une panoplie de légumes, ainsi qu’une tentative ratée de faire pousser des melons d’eau (cet été, la chaleur atroce a eu raison de tous ses protégés). Quant au gagne-pain mentionné plus tôt, il n’est pas rare qu’il s’étire jusqu’en début de soirée. Par après, on la retrouve souvent au pub du coin, en compétition contre elle-même, à mesurer combien de bières elle peut enfiler.

À cette occasion, Kenta (voir l’édition du 21 octobre) est souvent son compagnon de houblon. « Aya est une femme mariée (si je me souviens bien, elle a deux fils), mais à la voir travailler autant, je pense qu’elle devrait se marier pour avoir sa propre femme au foyer », blague-t-il. N’empêche, il ne peut s’empêcher de s’inquiéter, à la voir maintenir un train-train quotidien aussi rempli.

Néanmoins, il est difficile de renverser une tendance aussi forte au travail. Le terme « loisir » demeure inintelligible pour bon nombre de gens, qui s’investissent entièrement dans leur occupation. Ça commence très tôt, dès le premier cycle du secondaire : en plus des cours, tous les élèves sont inscrits à un club (musique, sports, etc.). Dans mon coin, c’est entre le tiers et la moitié des gens qui assistent aussi à des cours du soir, qu’on pourrait tout autant qualifier « d’instituts de bourrage de crâne ». Avec un tel rythme, rares sont ceux qui conservent leur motivation et une disposition ensoleillée.

Voilà ce qui fait d’Aya une personne aussi particulière. Moi aussi, je ne peux m’empêcher d’être un peu inquiet. Si le boulot finit par l’achever, qui pourra démontrer qu’on peut être affairé sans être excessivement sérieux ?


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