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Madeleines, magie et souvenirs

Comment les goûts ravivent nos souvenirs d’enfance.

Toscane Ralaimongo | Le Délit

Il suffit parfois d’une bouchée, d’une saveur ou d’un parfum pour que s’éveille un monde oublié, et que le passé resurgisse avec une intensité presque magique. Cette expérience, immortalisée par Marcel Proust dans Du côté de chez Swann, continue de fasciner scientifiques, philosophes et écrivains.

« Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé ramollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée de miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. […] Plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

La madeleine trempée dans le thé du narrateur n’est pas seulement un symbole littéraire. Elle incarne un mécanisme profondément ancré dans la biologie et la psychologie humaines : la mémoire involontaire. Il s’agit du surgissement spontané d’un souvenir ancien, sans effort conscient. De tous les sens, ce sont surtout les odeurs et les saveurs qui sont le plus étroitement liées aux émotions, et donc aux souvenirs.

« Plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir »

- Marcel Proust

Mais qu’est-ce que le goût, exactement ? C’est en fait la combinaison de trois choses différentes : la gustation (les saveurs), l’olfaction (l’odeur), et l’expérience des sensations (le piquant du piment, la fraîcheur de la menthe, les bulles de soda…). C’est la combinaison de ces trois dimensions qui compose la richesse de l’expérience gustative. C’est précisément cette complexité multisensorielle qui explique la force du souvenir qu’elle peut déclencher. La part olfactive est notamment importante, car l’odorat est le seul de nos cinq sens connecté aux structures cérébrales impliquées dans les émotions et la mémoire. L’information olfactive ne passe pas par le thalamus (centre de tri des sensations), mais arrive directement à l’amygdale et l’hippocampe. Ces régions du cerveau gèrent les émotions, et permettent d’associer chaque saveur à un contexte – un repas de famille, un goûter au parc. Il suffit de retrouver cette même saveur pour que le souvenir reprenne vie.

Une étude réalisée par les chercheurs Vignolles et Pichon explique que « l’odorat associe très tôt des arômes à des lieux, des moments et des personnes, laissant des empreintes vivaces ». Si le goût nous ramène si puissamment à l’enfance, c’est aussi en raison d’un ancrage particulier. Le psychiatre Guillaume Fond explique que l’enfance « concentre des nouveautés sensorielles, des routines réconfortantes et des personnages clés ». Durant l’adolescence et le début de l’âge adulte, ces souvenirs se fixent, puis se stabilisent. Chaque arôme devient ainsi un raccourci émotionnel prêt à s’activer au détour d’une senteur familière. L’importance de ces souvenirs et leur plasticité expliquent pourquoi les souvenirs gustatifs d’enfance persistent souvent toute la vie. La consommation alimentaire nourrit donc une forme de nostalgie. Les chercheurs identifient six types de nostalgie liés à l’acte de manger : celle de l’enfance, du regret, de la substitution (un produit disparu), du mal du pays, des occasions exceptionnelles et de la redécouverte. Parmi elles, la nostalgie de l’enfance reste la plus puissante.

« L’odorat associe très tôt des arômes à des lieux, des moments et des personnes, laissant des empreintes vivaces »

- Alexandra Vignolles et Paul-Emmanuel Pichon

Le pouvoir évocateur du goût ne se limite pas aux souvenirs ; il peut aussi devenir un outil thérapeutique. Recréer les saveurs de l’enfance permet aux personnes âgées de « se reconnecter à leurs racines et de revivre des souvenirs précieux, nourrissant leur corps et leur esprit ». Dans les maisons de retraite, certains programmes de soins utilisent désormais des repas d’époque ou des arômes familiers pour stimuler la mémoire et réduire l’anxiété.

Les entreprises agroalimentaires ont également compris la puissance des souvenirs gustatifs. Les marques exploitent cette nostalgie pour susciter l’attachement et créer une relation de confiance, de dépendance, avec leurs produits. Par exemple, les confitures Bonne Maman ou les saucisses Herta misent sur une imagerie d’authenticité, rappelant « une autre époque », celle d’une enfance idéalisée et d’une simplicité perdue.

Au fond, chaque goût d’enfance compose une part de notre identité sensorielle. Derrière le sucre d’un gâteau, l’acidité d’un fruit ou le fumet d’un plat mijoté se cachent plus d’un fragment de vie.


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