Comme un pansement qu’on arrache en grinçant des dents, l’après-midi du 1er octobre, l’Association des étudiants de l’Université McGill (AÉUM) annonce la cessation temporaire des activités de Midnight Kitchen (MK) et le licenciement de ses employés. Ce collectif, qui distribue de la nourriture gratuite aux étudiants de McGill depuis 2002, sera désormais suspendu et réorganisé sous la direction de l’AÉUM.
Loin d’être une décision populaire, ce choix aura pourtant été présenté aux étudiants dans une rhétorique populiste. Dans le communiqué, envoyé le lendemain de l’assemblée générale de l’AÉUM, on explique que cette décision aurait été prise à la suite d’un « examen important des opérations et des finances du service au cours des dernières années » (sic).
S’appuyant donc sur une justification financière, et partant du principe que l’équipe de Midnight Kitchen n’aurait pas alloué les fonds du projet efficacement, l’AÉUM affirme agir dans l’intérêt des étudiants.
« De son point de vue, le chiffre de 7,41 % du budget dépensé sur la nourriture est représentatif de l’efficacité de MK et non de son dysfonctionnement »
Pourtant, moins de 24 heures après cette décision, un tintamarre de casseroles – et de tupperwares vides – se fait entendre à travers le campus. Le collectif SaveMKCoalition et plusieurs étudiants bénéficiant du service gratuit offert par MK ont manifesté pendant près de deux heures devant les locaux de l’AÉUM, qui abritent la cuisine du club. Ils réclamaient l’annulation de la décision prise par l’AÉUM.
Comment expliquer la disparité visible entre la prétendue popularité du choix de l’AÉUM et la colère palpable de ce mouvement contestataire ? Et, en outre, quelles seront les réelles conséquences de ce jugement sommaire pour l’avenir de MK, la satiété des étudiants qui en dépendent, et la légitimité de l’AÉUM auprès des étudiants ?
Budget : interprétations contradictoires
Dans son communiqué destiné aux étudiants de McGill, l’AÉUM explique que, sur un budget annuel de 351 360 $, MK n’aurait consacré que 7,41 % de ses dépenses pour l’année 2024–2025 à l’achat de nourriture. De leur point de vue, ce pourcentage est insuffisant et « affecte évidemment la qualité du service offert à la communauté étudiante ». Dans un esprit de « transparence », l’AÉUM offre une copie des dépenses budgétaires de la collectivité en pièce jointe du courriel, nous permettant de constater que 190 000 $ du budget annuel seraient dédiés aux salaires des employés de MK.
« Ces limites physiques, imposées par l’AÉUM elle-même, ne sont pas prises en compte par cette réforme et ne seront donc pas résolues par une intervention externe »
Pour certains étudiants avec qui j’ai pu discuter, ces chiffres suffisent pour les convaincre d’un complot au sein de MK, une interprétation que l’AÉUM ne propose pas explicitement dans son communiqué, mais qui reste plausible en vue de l’ambiguïté de l’explication. En revanche, pour d’autres – comme les panneaux des manifestants en témoignent – ces chiffres auraient été présentés sans contexte et de façon malhonnête.
Orion, une nouvelle recrue de MK, licenciée avant même que l’AÉUM signe son contrat, raconte une tout autre histoire. Un bol vide dans les mains, elle dissèque le budget de MK avec passion et précision. De son point de vue, le chiffre de 7,41 % du budget dépensé sur la nourriture est représentatif de l’efficacité de MK et non de son dysfonctionnement. Elle m’explique fièrement que MK s’appuie sur son réseau communautaire pour récolter des dons alimentaires, lui permettant de consacrer son budget à la rémunération de ses employés et aux coûts de transport. Quant à l’importance de la masse salariale dans le budget, elle répond sans hésiter : « On est payés 18,16 $ l’heure ! C’est 2 $ de plus que le salaire minimum légal ! Notre travail doit être compensé correctement, on ne travaille pas gratuitement. (tdlr) »
En vue de la soudaineté de cette décision et des conséquences dramatiques pour les salariés de MK et les étudiants qui en dépendent, il est important de considérer la proposition de réforme que l’AÉUM met en avant afin de mieux comprendre les enjeux de ce débat.
Promesses irréalistes ?
Le licenciement des cinq salariés de MK a été accompagné par l’annonce de la création d’un nouveau poste de « Gestionnaire des services de nourriture et d’hospitalité » pour remplacer la direction non hiérarchique du comité sortant. L’identité de cet employé permanent n’est pas encore connue, mais il sera directement choisi par l’AÉUM. Le contraste entre l’ancien fonctionnement démocratique et la nouvelle initiative « centralisée » est perçu et présenté très différemment par les deux camps.
Alors que l’AÉUM promet que le nouvel employé sera à la fois « chef culinaire » et « gestionnaire de cuisine », permettant donc l’optimisation de MK et l’approvisionnement de repas cinq fois par semaine, les opposants à ce projet s’indignent.
Au cours de notre discussion, régulièrement interrompue par la symphonie des casseroles et des cris, Orion m’explique clairement sa frustration. De son point de vue, cette réforme illustre la dichotomie entre l’impersonnalité bureaucratique de l’AÉUM et la convivialité traditionnelle de MK. Démentant le projet de restructuration dans sa totalité, elle m’explique que MK était limité à un ou deux services par semaine, non à cause de contraintes budgétaires, mais en raison de l’espace dont ils disposent en cuisine. Ces limites physiques, imposées par l’AÉUM elle-même, ne sont pas prises en compte par cette réforme et ne seront donc pas résolues par une intervention externe – un fait que, selon elle, l’AÉUM ne peut pas comprendre, étant donné que ses membres ne se seraient jamais rendus à la cuisine de MK pour le constater.
En dépit des promesses faites par l’AÉUM d’une ère d’efficacité nouvelle, certaines questions essentielles au sujet de la réforme restent en suspens. La plus importante concerne le temps : combien de temps faudra-t-il pour que les étudiants en précarité accèdent au service dont ils dépendent, et dont ils ont bénéficié pendant si longtemps ? De plus, pourquoi choisir cette période de mi-saison pour mettre en œuvre une réforme imprévue et qui implique la suspension totale de MK, alors qu’elle aurait pu être effectuée durant l’été ?
MK : un combat politique ?
MK, célèbre pour sa structure non hiérarchisée, ses prises de position et sa « radicalité », risque d’être vidée de son « esprit », selon Orion et un autre manifestant membre d’un syndicat étudiant. Résolument anti-globalistes, anti-capitalistes et pro-palestiniens, ces deux manifestants spéculent que la décision soudaine de l’AÉUM menant au départ forcé de la direction de MK est motivée par un intérêt politique. Selon leurs analyses, il est crédible de situer cette décision dans une tendance d’austérité morale et économique, visant à faire taire les voix dissidentes et à promouvoir la centralisation de l’autorité décisionnelle dans la main de la gouvernance de l’AÉUM.
Peu importe ses causes et sa trajectoire, les conséquences tangibles de cette décision restent les mêmes : les tupperwares sont vides, les étudiants ont faim, et l’AÉUM doit maintenant survivre à une crise de
confiance. Cette réforme se révélera-t-elle le début d’une nouvelle ère d’efficacité pour MK, ou tout simplement un projet raté mettant en péril non seulement la survie de MK, mais aussi la confiance des étudiants envers l’association censée les représenter ?