Lorsque les lumières s’éteignent dans le théâtre Denise Pelletier, un voyage vers le monde absurde d’Eugène Ionesco commence. La mise en scène de Marie-Ève Milot saisit immédiatement l’attention du public à travers des extraits vidéo mettant en scène des rhinocéros et leurs instincts primaires. Quel lien entre un rhinocéros et la montée des régimes totalitaires, sinon la violence et l’instinct cru de cet animal ? Il n’y a peut-être aucune réponse, et ce dialogue inepte entre le public et l’œuvre est justement ce qui témoigne du génie d’Ionesco et de Milot.
La pièce, fondée sur l’humour, réussit avec brio à arracher un rire amer au public malgré la contemporanéité menaçante de la satire d’un régime totalitaire. Après les trois rappels des interprètes sur scène lors de la première, témoignant du succès immédiat de Rhinocéros, le public ressort le cœur lourd, se posant des questions difficiles, mais fondamentales. Seules les pièces de théâtre les plus réussies parviennent à occuper l’esprit des spectateurs pendant plusieurs heures et à ouvrir la porte à des conversations aux arguments sans fin.
Le décor, malgré sa simplicité et son allure dystopique, est réfléchi ; il devient de plus en plus opprimant avec les murs qui se resserrent, formant éventuellement un enclos sans issue, alors que la rhinocérite, cette maladie qui transforme les humains en de violents rhinocéros, se propage. La mise en scène de Milot cherche à mettre à profit chaque seconde du spectacle, qui n’a pas d’entracte. Même entre les scènes, lors des changements de décor, chaque action des comédiens a une intention artistique et théâtrale. Christophe Payeur, qui occupe le rôle de Bérenger, livre une performance stupéfiante qui laisse le public sans voix. Son interprétation du monologue final et des implications éthiques de son rôle font honneur au personnage que Ionesco avait imaginé et ne laisse rien à désirer.
« Entre les comportements immoraux de certains et leurs répliques adaptées au contexte québécois actuel, la pièce de théâtre vient réveiller chez le spectateur un humour noir propre au 21e siècle »
L’intermédialité de la représentation, mêlant le texte de 1959 à une bande son originale, des jeux de lumière et des effets visuels, dynamise le monument du théâtre de l’absurde qu’est Rhinocéros et le rend d’autant plus pertinent pour le spectateur contemporain. Entre les comportements immoraux de certains et leurs répliques adaptées au contexte québécois actuel, la pièce de théâtre vient réveiller chez le spectateur un humour noir propre au 21e siècle.
Lorsque la société n’a plus de sens, l’art apporte un certain réconfort aux citoyens à travers des mondes qui n’ont ni queue ni tête. L’absurdité totale de la pièce de Ionesco – le comportement des personnages pleins de contradictions, leurs répliques, leurs valeurs et leur morale, leur façon de se jeter la tête la première dans la gueule des rhinocéros – crée une ambiance cynique et pince-sans-rire qui est garantie de gagner le cœur du public. À travers ces personnages qui attirent l’attention et sa mise en scène sans pudeur, Marie-Ève Milot a réussi à redynamiser avec talent la pièce d’Eugène Ionesco, lui faisant hommage et rappelant au public la réalité toujours aussi tangible de la menace de la propagande et du fascisme.