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Une éducation digne des ambitions québécoises

Critique de la pédagogie québécoise.

Marie Prince | Le Délit

La Révolution tranquille s’amorçait il y a plus de soixante ans. Menant la charge, le premier ministre Jean Lesage avait l’intention de complètement retourner la société québécoise au cours de ses deux mandats. C’est par la nationalisation des entreprises de production d’hydroélectricité sous Hydro-Québec, par les premiers pas de l’instauration d’une assurance-maladie publique, et par la révision du Code du travail pour donner plus de pouvoirs aux syndicats, que le monde des Canadien·ne·s Français·es se transforme tranquillement. Au coeur de cette révolution se trouve un enjeu dont l’amélioration est une priorité du gouvernement libéral, un enjeu qui saurait assurer ou non la longévité des autres réformes mises en place : l’éducation.

En effet, bien que la société québécoise du moment soutienne le gouvernement de Jean Lesage et ses idées, la transmission des valeurs libérales appréciées par la pensée populaire de l’époque ne pourrait qu’être assurée par un système nationalisé de scolarisation. Dans la première année de son mandat, Jean Lesage a mis sur pied la commission Parent, une commission d’enquête, pour mener une recherche sur l’état de l’enseignement au Québec. Présidée par l’ancien vice-recteur de l’Université Laval, Alphonse-Marie Parent, elle publie en 1963 une liste de près de 500 recommandations qui indiquent les réformes à apporter dans le but de démocratiser l’éducation au Québec. La création du ministère de l’Éducation, la construction de polyvalentes et de cégeps, l’obligation d’aller à l’école jusqu’à l’âge de 15 ans et l’établissement d’un régime de prêts et bourses pour les étudiant·e·s aux niveaux collégial et universitaire font partie de l’héritage qui nous a été légué par cette commission. En 1962, le rédacteur en chef du Devoir, André Laurendeau, appuie la commission Parent en affirmant que les réformes à l’éducation favoriseraient la prospérité de la francophonie, de la société québécoise, et de l’émergence d’un mouvement indépendantiste au Québec. Les motivations pour un système nationalisé d’éducation, telles qu’envisagées par Jean Lesage et André Laurendeau, sont donc très similaires. Les deux voient en l’éducation nationale une opportunité de transmettre des valeurs et des idéaux sociaux. 

« En 2022, c’est l’emphase sur les sciences, en particulier sur les mathématiques et la science technologique, qui se démarque, et l’importance qui lui est accordée mérite d’être remise en question »

Alors que la forme de plusieurs institutions construites dans l’élan du rapport Parent perdure encore, l’éducation au sein de ces institutions a radicalement changé. Le régime de cours des « baby boomers » est sans doute très différent de celui des « zoomers », et c’est en observant ces régimes que nous pouvons identifier certaines tendances et valeurs qui sont estimées par les dirigeant·e·s le programme éducatif. En 2022, c’est l’emphase sur les sciences, en particulier sur les mathématiques et la science technologique, qui se démarque, et l’importance qui lui est accordée mérite d’être remise en question.

Pourquoi éduquer ?

Qui a eu cette idée folle un

jour d’inventer l’école ?

C’est ce sacré Charlemagne,

sacré Charlemagne…

France Gall, Sacré Charlemagne

L’éducation, dans son sens le plus large, ne se limite pas à l’école. Désignant généralement, mais pas exclusivement «[l’]art de former une personne […] en développant ses qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d’affronter sa vie personnelle et sociale […]» (Centre national de ressources textuelles et lexicales), l’éducation n’a jamais été dissociée de la vie en société. En effet, les sources d’une éducation sont nombreuses, et une personne se voit formée autant au sein d’une institution éducative qu’en dehors, au travers de ses relations avec sa famille, ses ami·e·s, sa communauté et par ses interactions avec la culture dans laquelle elle est immergée. Entendue comme tel, même la famille de Lucy aurait fait preuve d’une éducation au sens de la transmission de savoir. L’encadrement de l’éducation par une institution, quant à lui, contrairement à ce qui est dit dans la chanson populaire Sacré Charlemagne, existe depuis les premières civilisations. Déjà, en Mésopotamie, on voit l’émergence d’écoles de scribes ; puis viendront les académies de l’Antiquité, suivies des premières universités prises en charge par les moines religieux au Moyen-Âge. C’est encore en grande partie à ces derniers que sont confiés les soins de l’éducation lorsqu’est mis sur pied le ministère de l’Éducation en 1964. L’arrivée de l’encadrement de l’éducation par l’État offre de formidables ressources et potentialités à l’éducation.

« L’encadrement de l’éducation par une institution, quant à lui, contrairement à ce qui est dit dans la chanson populaire Sacré Charlemagne, existe depuis les premières civilisations »

Chargés de l’avenir de chacun·e de ses citoyen·ne·s, le système éducatif et le gouvernement qui le dirige doivent toutefois endosser la charge de l’avenir de toute la société, dont le fardeau ne pourrait être réduit à la somme de celui de ses individus. D’un côté, le gouvernement a une main dans la construction personnelle et sociale de l’individu. De l’autre côté, il participe à la variation de la réalité sociale dans laquelle tous deux évoluent. Le programme éducatif doit donc être modifié dans la poursuite d’un certain idéal social, s’inscrivant dans une vision qui souhaite la promotion de certaines valeurs et relations. Dans un même élan, cette éducation doit permettre — si l’on souhaite conserver les valeurs libérales qui auront défini la société actuelle et pour ne pas tomber dans la dystopie — l’épanouissement individuel. L’éducation, et plus particulièrement le système éducatif, a donc un enjeu central : celui de permettre l’accomplissement de l’individu, et de faire en sorte que cette réalisation individuelle participe à l’accomplissement de la société vers l’idéal social recherché.

« L’arrivée de l’encadrement de l’éducation par l’État offre de formidables ressources et potentialités à l’éducation »

Le sujet à l’étude

Dans l’école de mes rêves

Il y a des murs colorés

Et un ballon soleil

Qui joue à chat perché

Au bout d’une ficelle…

Comptine pour enfant

Si l’éducation est comprise comme étant la recherche d’un idéal social, il est possible de considérer ce qui est enseigné dans les écoles comme étant un reflet des aspirations d’une société. En un sens, les matières et les sujets auxquels sont exposés les étudiant·e·s, pendant au moins une décennie, jouent un rôle primordial dans la détermination de ce qu’il·elle·s considéreront comme important une fois sorti·e·s du système scolaire. Sans entrer dans une étude sociologique détaillée, il est possible de tirer quelques exemples de la réflexion des idéaux sociétaux dans divers programmes d’éducation dans le monde. Si l’on regarde le programme du système éducatif d’Israël par exemple, on observe la présence d’écoles publiques religieuses qui incorporent l’enseignement religieux en plus des cours donnés dans les écoles laïques. Il en va de même pour les écoles publiques de l’Arabie Saoudite, dans lesquelles l’Islam est étudié au même titre que l’arabe et les mathématiques. On peut comprendre que la religion détient un rôle considérable dans ces sociétés, du moins beaucoup plus que dans la société québécoise. Au Canada, le contenu du programme de différentes provinces peut nous instruire quant à leurs caractéristiques. Alors que le ministère de l’Éducation du Québec impose des cours d’anglais dans une province majoritairement francophone, l’inverse n’est pas vrai pour toutes nos provinces voisines et certaines d’entre elles n’obligent ni n’encouragent l’apprentissage du français. On peut comprendre l’importance qu’associent chacune des provinces au bilinguisme français/anglais compte tenu du contenu de leurs programmes d’éducation. Ainsi, le programme d’éducation d’un pays, d’une province, ou d’une époque peut être révélateur de certaines valeurs qui sont désirées par la société en question. En examinant le programme du Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES), on peut remarquer les matières et domaines que le gouvernement québécois estime comme importants. 

« En ce sens, la société se développe et s’accomplit lorsque les individus, au service de la société, mettent à profit les connaissances scientifiques apprises »

Au secondaire, le MEES quantifie l’importance de chaque matière avec un système d’unités. Ces unités indiquent l’importance relative d’une matière en lien avec l’obtention du diplôme d’études secondaires. La matière ayant le plus grand poids dans le programme d’éducation québécois au secondaire est la Langue d’enseignement, soit le français, avec 12 unités. Il n’est pas difficile de rallier l’importance attribuée à cette matière au but général de l’éducation : la communication joue un rôle essentiel dans l’harmonie de la société, et une communication développée participe à l’accomplissement de l’individu et de sa société. Une certaine importance est également accordée à la Langue seconde, l’anglais, qui se justifie dans le même élan que la première matière. Avec 8 unités, les sciences, dont font partie les mathématiques et la technologie, se voient assigner une importance de la même envergure que l’anglais. Pourtant, on ne peut pas justifier le poids de ces matières de la même façon que pour les matières de langue ; les sciences jouent un rôle secondaire quand il est question de communication.

Une somme pas tout à fait ronde

1 bidon d’eau

2 bidons, 3 bidons, 4 bidons d’eau

5 bidons d’eau

6 bidons d’eau

7 bidons, 8 bidons, 9 bidons d’eau

10 bidons d’eau

Chant Scout

L’attention qui est accordée aux sciences s’explique par l’importance qui est reconnue sur le plan du développement de l’individu, comme l’indique le document officiel du MEES qui porte sur l’étude de la mathématique : «[La mathématique] concourt de façon importante au développement intellectuel de l’individu et contribue de ce fait à structurer son identité. Sa maîtrise constitue un atout majeur pour s’intégrer dans une société qui tire profit de ses nombreuses retombées et elle demeure essentielle à la poursuite des études dans certains domaines. » L’apprentissage des sciences a donc pour objectif de soutenir l’accomplissement de l’élève, en ce qu’il lui permet d’accéder à des opportunités d’études et de carrière au travers desquelles il peut éventuellement se voir récompensé. Sur le plan social, comme l’indique le document du MEES, c’est à l’idée de « profit » qu’est associée l’acquisition de compétences en sciences. En ce sens, la société se développe et s’accomplit lorsque les individus, au service de la société, mettent à profit les connaissances scientifiques apprises. C’est par la promotion d’une relation de profit individuelle et sociale que cette matière se voit accorder une si grande importance. 

« Pourtant, les relations promues dans la société québécoise ne devraient-elles pas être d’une nature davantage communautaire que profitable ?»

Or, les relations sociales ne pourraient être réduites à un échange de profit ; elles sont davantage de nature humaine et communautaire. C’est pour ces raisons que le ministère offre les cours d’Univers Social et d’Éthique et culture religieuse (remplacées par Culture et Citoyenneté Québécoise à partir de 2023), auxquelles sont assignées quatre et deux unités respectivement. Ces cours font la promotion de relations sociales dans une perspective moins axée sur la notion de « profit », en ce qu’ils permettent notamment le partage d’une culture commune par le biais des cours d’histoire, et une ouverture à la réalité d’autrui par l’introduction à différentes cultures religieuses. Les relations qui se construisent à la suite de ces apprentissages sont fondées davantage sur la compréhension d’autrui et de la société que sur le caractère profitable des compétences acquises. À ces matières sont néanmoins attribuées moins d’unités, et donc une plus faible importance, qu’aux sciences. Pourtant, les relations promues dans la société québécoise ne devraient-elles pas être d’une nature davantage communautaire que profitable ?

« L’élève est invité […] à déployer un raisonnement mathématique […] pour clarifier et expliquer différentes problématiques liées à sa vie et à ses préoccupations. Grâce à une diversité de situations d’apprentissage, l’élève aura la possibilité d’établir des liens entre, d’une part, les compétences et les savoirs mathématiques et, d’autre part, certaines questions issues des domaines généraux de formation ou des domaines disciplinaires. »

Comme l’indique l’extrait ci-dessus, tiré du document du MEES, le raisonnement mathématique a une portée vaste et directe dans plusieurs sphères qui ne sont pas nécessairement reliées aux mathématiques. Sans entrer dans une explication détaillée de ce qu’est « un raisonnement mathématique », il est possible pour toute personne étant passée par le système d’éducation québécois ou similaire de comprendre l’importance relative d’un tel raisonnement. Par exemple, l’approche adoptée par une personne tentant de déboucher son évier pourrait s’apparenter à la résolution d’une situation problème en mathématique. Il faut d’abord identifier ce qui est su (l’évier est bouché et un plongeur est à proximité), ce qui est cherché (déboucher l’évier), ce qui doit être fait (utiliser le plongeur), et vérifier le résultat (faire l’écoulement). Par cet exemple, on peut comprendre que ce raisonnement, axé sur la résolution de problèmes, peut s’appliquer dans d’innombrables situations. L’étendue de l’utilité d’un raisonnement mathématique dans des domaines si variés soulève donc la question : ne serait-il pas possible d’acquérir ce raisonnement au travers d’autres matières que les mathématiques ? Émergeant de l’idée que ce raisonnement mathématique peut être appliqué dans une étude de l’histoire, de l’éthique, ou de la géographie, ne serait-il pas envisageable de construire ce raisonnement au travers de ces matières plutôt que par les mathématiques ou les sciences naturelles ? Ainsi, le raisonnement dont l’utilité est ubique pourrait être formé, en partie, au travers de matières qui sont le fondement de relations sociales de nature communautaire. 

« L’étendue de l’utilité d’un raisonnement mathématique dans des domaines si variés soulève donc la question : ne serait-il pas possible d’acquérir ce raisonnement au travers d’autres matières que les mathématiques ? »

Cependant, l’actualisation de la plupart des autres compétences apprises en sciences ne se concrétise généralement que lorsqu’elle est utilisée dans la poursuite d’études supérieures. En ce sens, les théorèmes et les outils mathématiques, comme la célèbre fonction quadratique, ne sont que profitables presque uniquement dans leur application dans des études approfondies ou dans des métiers nécessitant un diplôme subséquent au diplôme d’études secondaires (DES). Dans le même ordre d’idées, certaines connaissances introduites au secondaire sont réitérées lorsque l’étudiant·e poursuit des études supérieures dans un certain domaine : un·e étudiant·e en biologie apprendra que la mitochondrie produit l’énergie de la cellule au secondaire, au cégep, et à l’université ; et son actualisation profitable pour la société ne se traduira que lorsque l’étudiant·e sera employé·e. Ainsi, tandis que les sciences, qui font la promotion de relations sociales profitables, trouvent leur utilité centrale à travers des études supérieures, leur enseignement se fait au détriment du temps consacré à l’Univers Social et à l’Éthique et Culture religieuse, qui enseignent aux élèves à fonder des relations de nature communautaire. Il est important de se rappeler que l’éducation encadrée par l’État n’est obligatoire que jusqu’à seize ans, et que le gouvernement doit donc choisir judicieusement quelles matières prioriser dans le but de permettre à l’individu et la société de s’accomplir. En somme, puisque l’étude des sciences naturelles ne trouve son utilité principale que lorsqu’elle atteint les cycles supérieurs, les cours dont le bénéfice est moins dépendant d’études supérieures ne devraient-ils pas occuper une place plus importante dans l’éducation des élèves québécois·es ?

Une éducation digne des ambitions québécoises 

En comprenant que les liens qui unissent les citoyen·ne·s d’une société sont fondés sur la compréhension d’autrui et le partage d’une culture commune, l’éducation devrait encourager, au meilleur de ses capacités, la formation d’une culture commune et l’ouverture à l’autre. Ces notions sont acquises en classe d’une part au travers de l’apprentissage de l’histoire du Canada pour ce qui est de la culture partagée, et d’une autre au travers des cours d’éthique pour ce qui est de l’ouverture à autrui. Comme mentionné précédemment, le ministère accorde deux fois plus d’unités à la construction de cette culture partagée à travers les cours d’histoire qu’aux cours d’éthique. Cependant, la création d’une histoire partagée est très difficile pour le Canada parce que sa démographie a une part importante d’immigrant·e·s de première ou de deuxième génération. Ainsi, alors qu’il·elle·s apprennent comment la société dont il·elle·s font partie s’est formée, leur identité et leur culture comportent des aspects qui ne sont pas nécessairement très associés à celle de la société québécoise. Or, le problème de création d’une histoire partagée repose aussi sur l’importance que le système éducatif accorde aux histoires et aux cultures des peuples autochtones du Canada. La création de liens et la compréhension d’autrui sur les bases d’une culture partagée se voient donc freinées par la diversité des identités qui composent la société québécoise. À défaut de ne pouvoir éduquer tous·tes et chacun·e par rapport à ce qui forme l’identité et l’individualité de chaque personne, le système éducatif devrait se tourner vers l’enseignement d’une ouverture à autrui et d’une compréhension de l’influence de différents facteurs sur l’identité d’un individu. En préparant l’élève pour qu’il·elle puisse comprendre les réalités vécues par autrui, l’individu formé aura une plus grande capacité de compréhension des identités et des cultures variées qu’il pourrait rencontrer. À l’image du raisonnement mathématique, par l’apprentissage des phénomènes qui peuvent construire l’identité d’une personne, l’individu sera doté d’outils pour apprendre à connaître les autres individus qu’il côtoie dans sa société. Ainsi, les matières qui permettent la compréhension des phénomènes sociaux devraient se voir accorder une plus grande importance. 

« L’éducation devrait encourager, au meilleur de ses capacités, la formation d’une culture commune et l’ouverture à l’autre »

Dans le but d’avoir un système éducatif qui permette l’accomplissement double de l’individu et de la société, ce système devrait donc s’inspirer des aspirations d’une société. Le Québec est une province qui souhaite avoir une société unie et liée. Le programme d’éducation du Québec devrait donc accorder une plus grande importance aux matières qui permettent la création de liens significatifs, et une moins grande importance à celles qui la permettent moins. Sans complètement éliminer les sciences du programme d’éducation, il serait avantageux pour le Québec de consacrer plus de temps aux matières comme l’Éthique et l’Univers social. Ces matières, qui favorisent la création de liens communautaires et humains, devraient être au coeur de l’éducation d’une société solidaire.


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