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Le nouveau latin

Anna Henry | Le Délit

À titre d’étudiant·e·s universitaires, les publications savantes font partie intégrante de notre quotidien marqué par les remises de thèses, d’essais et d’autres travaux. Pour celles et ceux inscrit·e·s à l’Université McGill, il est attendu que la majorité des articles de revues académiques qui nous sont assignés ou que nous rédigeons soient en anglais. Ce phénomène n’est toutefois pas limité aux établissements anglophones : l’anglais s’est imposé comme lingua franca de la recherche à l’échelle du Québec et du Canada au cours des dernières décennies.

À l’Université McGill, il n’est pas surprenant que le pourcentage d’articles publiés en français soit passé de 6% dans les années 1980 à 2% dans les années 2010, selon une étude menée par le professeur Vincent Larivière et Amanda Riddles, chercheur·se·s en sciences de l’information. Il est plus étonnant de voir une diminution significative dans le même sens à l’Université de Montréal, une institution francophone, qui a vu son taux d’articles publiés en français passer de plus de 50% dans les années 1980 à moins de 20% dans les années 2010. 

Cette anglicisation de la transmission des connaissances varie selon le domaine académique. Dans les sciences médicales et naturelles, la proportion d’articles canadiens publiés en anglais frôle les 100%. Selon les données de Larivière et Riddles, ces pourcentages sont toutefois plus bas dans le cas des sciences sociales, des arts et des humanités : au Québec, 70% des articles en sciences sociales et 30% des articles en arts et humanités seraient publiés en anglais. Cette différence s’explique sans doute par le caractère universel des sciences telles que la médecine, les mathématiques, etc. À l’inverse, des domaines de recherche relevant des sciences humaines sont davantage axés sur des réalités nationales ou locales, expliquant ainsi la rédaction d’articles dans la langue propre à ces nations ou localités.

Plusieurs facteurs, au-delà de ces distinctions entre domaines d’études, expliquent cette prédominance de l’anglais dans la diffusion des savoirs, un phénomène qui suscitait déjà études et inquiétudes dans les années 1980 au Québec. Les chercheur·se·s souhaitent que leurs textes soient lus et cités, et la publication en anglais favorise généralement une meilleure visibilité et des citations plus fréquentes. La publication en anglais est également fortement encouragée par les universités auxquelles appartiennent les chercheur·se·s : un nombre élevé de citations permet d’augmenter leur classement dans les palmarès internationaux. 

Or, les politologues François Rocher et Daniel Stockemer soulignent les effets néfastes de cette hégémonie de l’anglais au sein des publications savantes. Les chercheur·se·s allophones sont désavantagé·e·s par rapport à leurs collègues anglophones. En effet, il a été démontré que les manuscrits en anglais de chercheur·se·s allophones ont moins de chances d’être acceptés par des revues scientifiques, car ces textes sont moins « raffinés » qu’ils ne l’auraient été dans la langue maternelle des chercheur·se·s. Rocher et Stockemer s’inquiètent également d’un « appauvrissement des perspectives, des méthodes et des cadres théoriques », entraîné par la domination d’une langue unique, car cette dernière pourrait propager un mode de pensée unique. Les particularités de chaque langue organisent de manière distincte différents enjeux, et ces particularités peuvent être mises en péril lorsque traduites en termes semblables – mais culturellement dépareillés – en anglais.

Rocher et Stockemer concluent que les chercheur·se·s allophones publieraient davantage dans leur langue maternelle si cette dernière leur méritait autant de visibilité et de prestige que l’anglais. Les établissements d’enseignement supérieur détiennent une part de responsabilité, en accordant une importance disproportionnée aux classements internationaux, au détriment de chercheur·se·s qui craignent la pénalisation dans l’évaluation de leur performance s’il·elle·s ne publient pas en anglais. Reconnaître la place disproportionnée qu’occupe l’anglais dans les publications savantes est la première étape vers une meilleure répartition des langues dans les ouvrages de référence, qui refléterait alors de façon représentative le contexte socioculturel dans lequel ils sont produits. Les indicateurs de classement, qui sont entre autres déterminés par la poursuite d’un prestige pour les institutions et d’une reconnaissance pour ses chercheur·se·s, devrait également faire l’objet d’une révision, afin d’atténuer l’effet homogénéisant de la domination de l’anglais sur les publications savantes.


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