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Parler pour ne pas perdre

La transmission orale des récits autochtones.

Toscane Ralaimongo | Le Délit

Les récits sont des histoires que les humains se transmettent entre eux, des hommages à leur passé et leur futur commun. En famille, blottis autour d’un feu de bois, il est agréable de se laisser porter par les récits qui nous sont racontés. Dans un contexte de chaleur et de convivialité, la passion du narrateur se transmet à travers ses gestes et son vocabulaire, des éléments rhétoriques qui altèrent profondément le sens de ses histoires. 

Pour beaucoup de peuples autochtones du Canada, cette tradition orale est au cœur d’un rituel social complexe et unifiant. Le Délit s’est entretenu avec la professeure en études autochtones à McGill et historienne orale de la communauté de Kahnawà:ke, Dre Wahéhshon Shiann Whitebean, pour nous aider à discerner les nuances et l’envergure de ces pratiques traditionnelles. Elle explique que « les systèmes de savoir autochtone sont holistiques : on ne peut pas séparer une histoire d’une cérémonie, de la famille ou de la terre. Ces systèmes de connaissance sont ancrés dans le territoire, liés à la terre, et intégrés comme un écosystème à part entière. (tdlr) »

Interreliées et interdépendantes, la vie sociale et la vie culturelle produisent ensemble des codes informels au sein des rituels, tissant ainsi des liens d’appartenance entre les différentes personnes de la communauté. Professeure Whitebean nous rappelle que « l’art de raconter est puissant, parce qu’il constitue une magnifique manière de se souvenir. C’est quelque chose de dynamique, une expérience sensorielle et émotionnelle très profonde. Cela est renforcé par l’art et le chant : par exemple, on entend l’histoire de la Création, celle des Femmes du ciel qui tombe. Puis, lors des cérémonies, on commence avec la danse du Créateur, puis la danse des Femmes, qu’on fait en trainant nos pieds. On dit que lorsque nous dansons ainsi, c’est comme quand la Femme du ciel a massé la terre sur le dos de la Tortue ». Cet exemple montre qu’une fois internalisés, les protocoles deviennent partie intégrante des rituels. En effet, ils inscrivent dans une symphonie de gestes, de paroles et de musique qui amplifie à la fois la portée du message et la cohésion du groupe. 

La relationnalité : une idéologie et un moyen de vivre 

C’est donc à travers une interprétation relationnelle qu’on peut saisir la richesse et la résilience des communautés autochtones. Cette vision du monde se fonde sur les relations : une perception des liens inextricables entre hommes, objets, histoires, symboles et éléments naturels. Dans le champ de la tradition orale, la relationnalité s’exprime par l’incorporation de plusieurs médiums sensoriels, comme la musique, la danse, et les images, aboutissant à une harmonie de fond et de forme. Sur le plan social, elle se manifeste dans le rapport entre l’être humain et la nature, ancré dans une conception d’interdépendance qui se traduit par une pratique de protection et de régénération de l’environnement.

En opposition explicite avec l’individualisme occidental, cette vision relationnelle a été mise à l’épreuve par les logiques coloniales et extractivistes. Profondément ravagées par la dépossession de leurs terres et par les violences assimilationnistes, beaucoup de communautés autochtones ont vu leurs systèmes de savoirs et leurs modes de vie menacés. Cependant, malgré les séquelles subies, ces systèmes de savoirs restent intacts et continuent à s’adapter avec leurs fondements relationnels. C’est dans cet esprit de continuité et de flexibilité que la Dre Whitebean emploie une allégorie enracinée dans sa culture haudenosaunee : « Dans la maison longue, on parle toujours d’ajouter aux chevrons. Nos ancêtres nous ont appris que le savoir doit être adaptable et fluide, car, lorsque l’on vit en relation étroite avec la terre, les choses évoluent. On peut alors ajouter aux chevrons, ajouter à la loi, intégrer de nouveaux éléments pour soutenir les générations futures. Nous sommes un peuple tourné vers l’avenir. Nous ne vivons jamais seulement pour nous-mêmes, dans le présent. »


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