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Les impôts du contribuable n’ont pas été payés en vain…

Quelles seront les conséquences du scandale SAAQclic ?

Eileen Davidson | Le Délit

À noter que la plateforme SAAQclic s’est vu attribuer un budget de 638 millions de dollars en 2017, qu’elle aura dépassé de 462 millions en 2027 (1,1 milliard en coûts totaux), selon un rapport de la Vérificatrice générale du Québec.

Permettez-moi de vous proposer cette semaine un format quelque peu inusité : l’opinion-experte. Moins clivante, à défaut d’être véritablement innovante. À mes opinions cinglantes, vous préférerez sans doute des opinions cinglantes, éduquées. Ma cible aujourd’hui : le scandale SAAQclic, un marasme administratif et financier dans lequel se sont égarés près de 500 millions de dollars de fonds publics. Mon expert : Maître Vincent Ranger, spécialiste en droit civil et procureur nommé à la commission Gallant, chargée d’enquêter sur la gestion de la modernisation des services informatiques de la Société de l’assurance automobile du Québec. 

Évidemment, il est tenu à l’impartialité. Personne ne comprend mieux que lui les rouages de cette commission d’enquête ; je m’en suis donc tenu à sa compréhension de la procédure pour bâtir mon opinion. Cet article sera scindé ainsi : une pure présentation de faits suivie d’une envolée cynique, pour laquelle je prends l’entière responsabilité. Je m’assagis, sans doute. Je vous laisse donc, en premier lieu, décortiquer notre échange. 

L’entrevue

Le Délit (LD) : Quelle forme de justice représente une commission d’enquête, et de quels pouvoirs est-elle investie ? 

Vincent Ranger (VR) : Une commission relève du pouvoir exécutif et non de la branche judiciaire de l’État, et n’a donc pas pour objectif d’arriver à un verdict ou une condamnation. Elle ne tranche pas de litige. Elle s’apparente davantage à une enquête qu’à un procès, et le travail du procureur se fond davantage dans le rôle d’un enquêteur. 

LD : Quelle est donc votre responsabilité en tant que procureur ? À quoi êtes-vous tenu dans la défense des intérêts des Québécois ?

VR : Les audiences de la commission et l’entièreté de son contenu sont disponibles pour consultation publique. C’est l’objectif même d’une commission. Mon travail, c’est de présenter les bons documents et de décider d’une ligne directrice des interrogatoires pour assurer de brosser le portrait le plus complet possible de la situation. 

LD : Comme procureur, que pouvez- vous nous dire sur le déroulement de la commission ? Dans les témoignages publics, quel semble être le message principal ? 

VR : Je suis tenu à l’impartialité la plus stricte, et je ne peux donc formuler de commentaires sur la procédure en cours. Toute prise de position pourrait sembler éditoriale, et cela est strictement interdit d’un point de vue éthique. Je vous propose par contre d’aller consulter le site web officiel de la Commission, qui regroupe tous les témoignages et les preuves déposées durant les commissions. 

LD : Que risquent les acteurs impliqués du gouvernement à l’issue de la commission ? Je pense notamment à des ministres très influents comme Geneviève Guilbault, François Bonnardel ou même notre premier ministre, François Legault. 

VR : Encore une fois, il est important de préciser que la commission ne prévoit pas de sanctions, pénales ou civiles. Son seul objectif est de dresser un rapport construit par les témoignages des acteurs impliqués et de formuler des recommandations. La commission est une demande du pouvoir exécutif, et son rapport pourra être décortiqué par des groupes d’opposition ou des organisations diverses. 

LD : Quelles sont les dates clés dans le déroulement de la commission Gallant ? Comment va se conclure cette saga quelque peu sensationnaliste ? 

VR : Pour ce qui est des conclusions durapport, je ne peux rien divulguer. Par contre, je rappelle que la date du dépôt du rapport est fixée pour le 15 décembre 2025 – date qui devrait aussi signifier la dissolution de la commission d’enquête. La suite des choses dépendra de la réception du public et des acteurs de la société civile. Il faudra aussi voir ce qu’en dira le pouvoir exécutif qui a demandé cette commission, et ce qu’il fera des recommandations formulées. 

« À quand un système politique au sein duquel nos élus n’oseraient jamais prélever ne serait-ce qu’un dollar appartenant au contribuable sans en justifier la raison ? »

L’opinion

Avouez qu’une entrevue avec ce procureur tenace et sympathique, ça crédibilise quelque peu mes opinions de frustré compulsif. Malgré son discours très neutre, on comprend que, pour qu’une situation fasse l’objet d’une commission telle que celle-ci, il faut quand même un scandale d’une certaine ampleur. J’admets que j’ai confiance en sa capacité à faire poindre la vérité des tréfonds de ce bourbier de partenariats public-privé truffé d’attributions de contrats à la valeur douteuse. Mais bon, là n’est pas la question. 

Ils en on fait quoi de mon argent ? De notre argent ? C’est ce que chaque Québécois qui a financé cette initiative en payant ses impôts à reculons se demande. De ce que j’en comprends (et vous l’avez lu comme moi), la commission n’aboutira qu’à une suggestion, une humiliation publique de quelques figures emblématiques d’une administration caquiste de plus en plus impopulaire. Au lieu du bûcher, ce sera le pilori. On en fait quoi, de ce rapport ? C’est enrageant de penser que les élus impliqués dans une négligence criminelle déprimante (ou un détournement volontaire) des finances de l’État s’en tireront sans aucune sanction tangible. 

Cette immunité est un enjeu qui semble faire l’objet d’une considération cyclique, mais éternellement stérile. À l’occasion de la commission Charbonneau, en 2011, le public avait été sidéré par la corruption qui gangrenait alors le secteur québécois de la construction. Avait suivi un débat sociétal, politique et judiciaire qui s’était achevé par quelques sanctions financières, quelques destitutions, quelques démissions d’élus en disgrâce. Quelques emprisonnements anecdotiques. Mais c’est tout. Pas très cathartique. La preuve : on est aujourd’hui au même endroit, à quelques détails techniques près, qu’il y a quinze ans. Des élus qui contournent (plus ou moins habilement) les règles éthiques et les formalités d’attribution des contrats pour favoriser leurs amis. « Un chum, c’t’un chum », disait-on à l’époque. La formule est toujours d’actualité.

L’appât du gain y est certainement pour quelque chose. Mais enfin, combien d’Unités permanentes anticorruption (UPAC) allons-nous devoir créer pour empêcher nos élus de profiter de nous ! Pourquoi est-ce que ça prend cinq, dix ou quinze ans avant que l’on se rende compte qu’on a été complètement floués ! À quand un peu de responsabilisation ? À quand un système politique au sein duquel nos élus n’oseraient jamais prélever ne serait-ce qu’un dollar appartenant au contribuable sans en justifier la raison ? 

De mon côté, je suis allé voir quelques extraits des témoignages de nos grands dignitaires démocratiques. Quelle honte ! C’est à croire qu’on a élu une bande d’amnésiques aphasiques. Personne ne se parle, personne ne peut se rappeler exactement un échange ou une conversation, personne n’est au courant de rien. On ne se souvient pas des montants, des contrats, des courriels. On ne se souvient de rien. La devise du Québec en devient presque ironique. 

Heureusement que les procureurs font un travail admirable. Ils sont le seul pont qui peut bien nous rattacher à une certaine vérité. Mais leur exemplarité a des limites. Leur travail herculéen ne produira qu’un rapport. Un maudit rapport. 

Si vous me le permettez, je réponds d’office à ma propre interrogation. Quelles seront les conséquences du scandale SAAQclic ? Si on se fie à notre modus operandi, un autre SAAQclic, dans quinze ans. Préparez-vous, pendant que vos futurs élus ourdissent déjà des plans pour contourner les réglementations factices proposées comme baume sur la plaie publique. Ne soyez pas surpris quand vous apprendrez que, pour une énième fois, les intérêts d’une caste dirigeante intouchable priment sur les vôtres. En 2039–40, si mes calculs se révèlent exacts.

462 millions. Quand même, il y a de quoi se laisser corrompre. Il y a de quoi trahir son peuple. 

Et puis, comble de l’ironie, SAAQclic n’est pas foutue de fonctionner correctement !


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