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L’appétit du profit

Comment l’industrie agroalimentaire nous rend-elle malade ?

Clément Veysset | Le Délit

Au cours de l’écriture de cet article, et souffrant d’un véritable manque d’inspiration, j’ai décidé de sortir de ma cave (comprenez mon bureau) et d’aller m’acheter un thé aux perles (bubble tea) dans une chaîne proche de chez moi. Dès la première gorgée, je me suis fait la réflexion que « quand même, c’est vachement sucré ». J’ai donc décidé d’aller me renseigner, et de trouver la quantité moyenne de sucre dans un thé aux perles de 500 ml, un format assez standard. Une étude réalisée à Singapour, commanditée par la chaîne de télévision CNA, révèle des faits plus qu’inquiétants : un thé aux perles typique, avec des perles, du sucre brun et du thé noir, contient jusqu’à 92,5 grammes de sucre, soit environ deux fois plus que dans une quantité équivalente de Coca-Cola. La limite fixée par l’Organisation Mondiale de la Santé pour les sucres ajoutés est 10% de l’apport calorique journalier, ce qui équivaut environ à 50 g par jour. Cette limite est déjà élevée selon d’autres organismes, et la dose recommandée (et non maximale) est seulement de 25 g de sucre. Ainsi, mon thé aux perles, que je ne pensais pas aussi sucré qu’un soda, explosait à lui tout seul les recommandations journalières de consommation de sucre. Pour vous donner une meilleure idée de ce que cela signifie, quatre grammes de sucre sont équivalents à une cuillère à thé. Dans ma boisson, il y avait donc presque 24 cuillères à thé de sucre, un chiffre absolument astronomique. À la maison, dans un thé vert de mi-journée, vous les mettez, vous, ces 24 cuillères ? 

Cette courte anecdote à laquelle bon nombre de lecteurs, je l’espère, auront pu s’identifier, représente parfaitement le but de cet article. Se rendre compte de la réelle nature de ce produit m’a poussé à me questionner plus profondément sur les non-dits de l’agroalimentaire. Le système de consommation moderne a tellement dénaturé notre façon de nous alimenter, à grands coups de processus industriels et d’expériences chimiques, que nos achats alimentaires ne satisfont plus un besoin, mais bien un désir. Au fond, la clé de tout ça c’est l’essor des supermarchés, soit d’une société consumériste à grande échelle. 

« La multiplication des produits mis à notre disposition fait que l’on a beaucoup de choix, trop de choix. Nous n’avons pas besoin de tout ça pour nous nourrir. C’est de la nourriture conçue pour remplir un portefeuille, pas un estomac »

En quête de bon conseil, j’ai demandé à ma grand-mère, qui vit dans le Sud de la France, comment sa famille faisait les courses quand elle était adolescente, entre les années 50 et 60. Dans sa ville, il n’y avait qu’une petite épicerie, et quelques commerces spécialisés. Selon elle, la grande différence avec aujourd’hui, c’est la quantité de produits disponibles dans cette épicerie, ainsi que la diversité de produits. Des pâtes ? Seulement une ou deux marques. Du fromage ? Quelques variétés, souvent locales. Des yaourts ? Que des petits suisses nature et du fromage blanc. Malgré le manque de choix en comparaison aux rayons bien remplis de nos supermarchés modernes, elle ne préfère pas ces derniers pour autant. Selon elle, « nous sommes en quelque sorte noyés sous la quantité. La multiplication des produits mis à notre disposition fait que l’on a beaucoup de choix, trop de choix. Nous n’avons pas besoin de tout ça pour nous nourrir. C’est de la nourriture conçue pour remplir un portefeuille, pas un estomac ». 

La mentalité « toujours plus, toujours mieux » a‑t-elle donc été également appliquée à ce que nous mangeons ? Il semble que non. Alors que la quantité de produits et leur diversité ne cessent de croître (on arrive quand même à nous vendre des croustilles goût « zombie »), la qualité des produits est en chute libre. Profitant de l’ignorance des consommateurs à ce sujet, de leur manque de temps disponible, et utilisant des techniques marketing visuelles toujours plus agressives pour stimuler la nostalgie ou l’idée de « qualité maison », les industriels de l’agroalimentaire ont réussi à bénéficier du système en place. Les aliments sont déconstruits, modelés, chauffés, surtraités, congelés et mélangés à un niveau extrême, si bien que pour de nombreux produits présents dans nos supermarchés, il est impossible de retrouver visuellement l’aliment de base dans le produit final. La prochaine fois que vous allez en magasin, faites le test vous-même, vous verrez que c’est surprenant. 

Sucre et alimentation moderne : un goût de « reviens‑y »

L’histoire de l’agroalimentaire ne peut pas être séparée de celle du sucre. Les industriels le savent, et ce depuis bien longtemps : le sucre est une substance fortement addictive. Elle suit un modèle similaire à d’autres types de substances addictives. Dans un article de Healthline, des médecins reconnaissent que « le sucre peut être aussi addictif que la cocaïne (tdlr) ». Le processus est très simple : « la consommation de sucre libère de la dopamine dans notre corps. C’est le lien entre les sucres ajoutés et les comportements addictifs. » Un produit addictif, c’est un produit que les consommateurs achèteront encore et encore. Le problème, c’est que le sucre est largement responsable de l’augmentation des cas de surpoids, d’obésité, ou encore de diabète de type 2. Aujourd’hui, une alimentation plus saine pourrait prévenir une mort sur cinq à travers le monde, et le sucre y est évidemment pour quelque chose. Comme l’explique le docteur Anthony Fardet dans son livre Pourquoi tout compliquer ? Bien manger est si simple : « le surpoids, puis l’obésité, le diabète de type 2 et la stéatose hépatique (maladie du foie gras non alcoolique) sont les portes d’entrée des maladies chroniques graves, souvent fatales, comme certains cancers, les maladies cardio-vasculaires, l’insuffisance rénale, la stéatohépatite non alcoolique, et la cirrhose. » 

« La principale raison pour laquelle ces sucres sont massivement utilisés pour faire de la malbouffe est qu’ils ne coûtent pratiquement rien »

Christophe Brusset, La malbouffe contre-attaque

Malheureusement, la prévention a été insuffisante pendant de nombreuses années, au moment même où elle aurait été nécessaire pour éviter le développement d’habitudes alimentaires délétères. Encore une fois, l’industrie a ajouté son grain de sel, sans vouloir faire de mauvais jeu de mots. En guise d’exemple, un article publié dans le journal JAMA Internal Medicine en 2016 met en lumière le rôle de l’industrie du sucre dans le développement du paysage alimentaire mondial. Comme l’explique un article de Radio-Canada, qui relaie l’étude : « L’industrie du sucre est tombée dans le marketing au début des années 60, au moment même où la communauté scientifique s’interrogeait sur la responsabilité du sucre et du gras dans les maladies cardiovasculaires. En 1964, elle a payé trois scientifiques de l’Université Harvard 6 500 $ chacun – ce qui correspondrait aujourd’hui à 50 000 $ – pour publier des travaux de recherche blâmant les problèmes cardiovasculaires uniquement sur le gras. » L’impact de cette véritable corruption agroalimentaire fut significatif : « La publication a influencé pendant des décennies la communauté scientifique, qui s’est concentrée sur le cholestérol et les gras saturés dans sa lutte contre l’obésité » et, par conséquent, a laissé de côté le sucre. Comme le raconte Christophe Brusset dans son livre La malbouffe contre-attaque, c’est évidemment le côté addictif qui pousse les industriels à utiliser massivement le sucre, mais également le côté financier : « la principale raison pour laquelle ces sucres sont massivement utilisés pour faire de la malbouffe est qu’ils ne coûtent pratiquement rien. Le sucre de table, le saccharose, est côté à la Bourse de Londres et son prix évolue généralement entre 30 et 50 centimes d’euro le kilo [entre 45 et 75 sous en dollars canadiens, ndlr]. Le glucose est habituellement encore moins cher. » 

Additifs alimentaires : une liste bien (trop) longue

Quand le sucre a commencé à réellement être considéré comme un problème, les industriels de l’agroalimentaire ont sauté sur l’occasion. En effet, au lieu de réduire la quantité de sucre dans leurs produits, ou d’essayer de changer les recettes, ils ont découvert l’important filon marketing du « light » ou du « diet ». Ce marché est surtout important pour les boissons sucrées type soda, mais également dans d’autres produits, comme les gommes à mâcher sans sucre, les sirops ou les pâtisseries industrielles. C’est un raisonnement logique pour un industriel, un raisonnement qui conserve les profits du marché du sucre, tout en ouvrant un nouveau marché du sans sucre. La simulation du goût sucré, qui est réalisée grâce à des édulcorants de synthèse dont les plus connus sont sans doute l’aspartame et l’acésulfame‑K, a donc connu un succès massif. 

Ces édulcorants font néanmoins l’objet d’un vif débat. Alors que certaines études ont démontré un lien de causalité possible entre leur consommation régulière et le développement de diabètes ou de cancers, les preuves restent limitées et plus de recherches doivent être réalisées. Beaucoup d’études suggèrent que leur consommation pourrait générer des problèmes de santé, mais il n’y a bien souvent pas de certitude officielle reconnue par toute la communauté scientifique. Par exemple, certains colorants utilisés majoritairement en confiserie, comme la tartrazine, le « jaune orangé S » ou encore le « rouge allura AC » sont parfois suspectés de générer des réactions allergiques, ou encore de l’hyperactivité chez les enfants. Ces trois colorants font partie de la liste d’ingrédients des fameux bonbons Sour Patch Kids. Certains pays ont préféré prendre des mesures préventives et bannir ces colorants en se fiant aux doutes des scientifiques, sans attendre de preuves unanimes. Dans son livre Additifs Alimentaires : ce que cachent les étiquettes, Hélène Barbier du Vimont explique que le rouge allura AC « fait partie d’une réévaluation des additifs menée à Southampton en 2007–2008 », et qu’il est déjà « interdit au Danemark, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Suède, en Autriche, en Norvège [et] autorisé sous certaines conditions en France ». 

Aliments ultra-transformés : un fantôme dans l’assiette

Bien que beaucoup d’additifs ne soient pas réellement problématiques pour la santé, ils cachent quelque chose de bien plus profond : l’avènement des produits ultra-transformés dans nos assiettes depuis des décennies. 

En réalité, cela convient bien à tout le monde. Prenons l’exemple des plats préparés : l’industriel peut augmenter sa marge de profit, car il a rendu un « service » en préparant le plat ; le distributeur peut proposer des produits très attirants pour les consommateurs ; et ces derniers font une précieuse économie de temps. Christophe Brusset inclut les aliments ultra-transformés dans son approche de la malbouffe, qu’il faut éviter à tout prix. Il explique : « Les chercheurs ont constaté que plus un aliment est transformé, moins il est sain. Les transformations successives détruisent la structure protectrice de l’aliment, ce que l’on appelle “la matrice”, et altèrent son équilibre nutritionnel. Fibres et nutriments sont éliminés ou dégradés, sucres et graisses sont concentrés, sel et additifs sont ajoutés, et certains toxiques sont générés. » Clara Butler, ingénieure diplômée de l’école de chimie de Toulouse, qui s’est renseignée pendant de nombreuses années sur les possibles origines des problèmes liés à la nutrition moderne et qui intervient occasionnellement en milieu scolaire en France afin d’y sensibiliser les enfants (et leurs parents par extension), explique lors d’un entretien avec Le Délit : « Lorsque vous allez faire vos courses au supermarché, prenez le temps de vous demander si vous auriez pu cuisiner ce produit vous-même, chez vous, en termes d’ingrédients et de transformation. Si la réponse est oui, c’est super, quelqu’un a cuisiné pour vous, profitez-en ! Si la réponse est non ou « je ne sais pas trop », car la liste des ingrédients est très longue et contient des choses que vous ne comprenez pas, vaut mieux reposer le produit. » 

« Regarder au dos de l’emballage d’un produit afin de voir sa liste d’ingrédients est un réflexe rare parmi les consommateurs […] Pourtant, cette liste est révélatrice des produits ultra-transformés »

Regarder au dos de l’emballage d’un produit afin de voir sa liste d’ingrédients est un réflexe rare parmi les consommateurs, car cela ne leur passe pas par la tête, ou qu’ils estiment cela tout simplement inutile. Pourtant, cette liste est révélatrice des produits ultra-transformés. Par exemple, si la liste contient un nombre anormalement élevé d’ingrédients, ainsi que certains que vous ne connaissez pas, posez-vous des questions. Croyez-moi, j’ai fait le test, et on peut rapidement se retrouver avec des réponses surprenantes. Je suis personnellement assez fan d’une certaine catégorie de biscuits français, qui ont une fine couche de chocolat renfermant de la marmelade d’orange, le tout déposé sur un biscuit moelleux. Dans sa liste d’ingrédients, on s’attendrait donc à y retrouver de la farine, du sucre, des oranges, du chocolat, et peut être un conservateur. Pourtant, on y trouve des substances suspectes comme la gomme xanthane, le sirop de glucose-fructose, le pyrophosphate acide de sodium, l’amidon de blé, la lécithine de soja, ou encore du noyau de mangue ! Quand même étrange pour un simple biscuit à l’orange, non ? 

Même si ces additifs sont tous sans réel danger à petite dose, ces listes d’ingrédients à rallonge témoignent d’un traitement industriel ou chimique lourd. L’aliment a été déconstruit, puis reconstruit dans son entièreté. La précieuse « matrice » a été complètement détruite. Cette décomposition de la matrice a un fort impact sur la qualité nutritionnelle du produit final : les sucres deviennent « simples », et sont absorbés plus facilement par l’organisme, ce qui a des conséquences plus graves. Clara Butler ajoute que : « boire un jus d’orange et manger une orange, ce n’est pas du tout équivalent d’un point de vue nutritionnel. Lorsque vous mangez une orange, vous mangez toute la matrice du fruit, c’est-à-dire ses fibres, que votre estomac doit casser pour les assimiler. Alors que lorsque vous buvez un jus d’orange, pour lequel il a fallu presser quatre oranges en moyenne, celui-ci contient autant de sucre qu’un soda et est dépourvu de fibres et donc très facilement assimilable. Le jus a donc un fort impact sur votre glycémie [taux de sucre dans le sang, ndlr]» . Cette déconstruction alimentaire, et les « effets destructeurs » de ce processus sur le goût, l’apparence, la texture, doivent être compensés par des additifs, ce qui est le propre des aliments ultra-transformés, qu’il faudrait donc éviter de consommer, ou alors le faire très occasionnellement.


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