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Le courage de briser les codes de la société

Entrevue avec Nathan Ambrosioni, réalisateur du film Toni en famille.

Clément Veysset | Le Délit

Sortie le 6 septembre dernier, en France, la comédie dramatique Toni en famille participait en ce début de mois de novembre au festival du Film Francophone Cinemania à Montréal. Après Les Drapeaux de papiers (2018), il s’agit du deuxième long-métrage de Nathan Ambrosioni, qui, à seulement 24 ans, est à l’origine de l’écriture du scénario, de la mise en scène et du montage.

Le film raconte l’histoire d’Antonia, surnommée Toni, une mère de 42 ans, qui élève seule cinq adolescents en parallèle à son métier de chanteuse. Alors que ses enfants s’apprêtent à passer le baccalauréat et faire leurs vœux sur Parcoursup (plateforme d’affectation des futurs étudiants dans l’enseignement supérieur français), Toni décide de reprendre les études pour devenir enseignante, lassée d’une carrière qu’elle n’a pas vraiment choisie. Pour incarner la résiliente Toni, il fallait une femme forte qui ne pouvait être autre que l’actrice Camille Cottin, pour qui Nathan a écrit le rôle. Le Délit a rencontré le réalisateur lors de son passage à Montréal.

Le Délit (LD) : Le film nous plonge au cœur du quotidien très réaliste d’une famille plutôt normale. Pourquoi as-tu fait le choix de ce sujet ?

Nathan Ambrosioni (NA) : Alors déjà, j’avais très envie de parler de quelqu’un qui s’autorise à se remettre en question et qui s’autorise à interroger son quotidien. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais j’étais très attiré par un personnage qui prend des décisions, fait des grands choix qui paraissent tout petits. Parce qu’au final, si je résume le film, c’est une femme qui va s’inscrire sur Parcoursup. Et il n’y a rien d’extraordinaire, mais c’est un effort titanesque pour elle. C’est quelque chose auquel s’oppose la société ; même ses enfants ne la comprennent pas vraiment. Pourtant, elle va avoir le courage de le faire. Son courage m’intéressait beaucoup. J’avais envie d’un film très quotidien, justement. J’avais envie que ça parle de nous et que chacun puisse se retrouver un peu dans cette famille. Je voulais faire un film un peu bonbon. Quand tu le regardes, tu te dis : « C’est ce que je ressens quand je me sens bien chez moi. » C’était important pour moi que le film donne cette impression de confort. C’était un long projet de l’apporter jusqu’ici. Donc, pour moi, Toni a énormément de courage. Même si le film est quotidien, il raconte vraiment un exploit.

« Moi, tout ce que je peux faire à mon échelle, c’est représenter les gens qui ont besoin d’être représentés »

LD : Tu dis qu’elle doit faire des efforts titanesques. Quand elle décide de reprendre ses études, elle doit passer par de nombreuses procédures administratives : on dirait que tout est fait pour que son projet soit impossible à mener à bien. Est-ce que c’est ce que tu voulais dénoncer ?

NA : Oui. En fait, indépendamment d’une inscription sur Parcoursup, notre société, en France, invisibilise pas mal la femme une fois qu’elle devient mère. C’est-à-dire qu’on ne nous apprend pas, quand on est petit, à imaginer notre maman indépendamment de son rôle de mère, et ça reflète bien ce que notre société inflige à la mère qui doit s’en contenter. Parce qu’un père absent, c’est un père qui travaille, mais une mère absente, c’est une mère indigne. Elle doit un amour absolu à ses enfants et ça doit être absolument suffisant. Mais le film ne raconte pas qu’elle n’aime pas ses cinq enfants. Au contraire, elle les aime énormément, elle avait envie d’être une mère, et ça a été un grand projet dans sa vie. C’est un énorme travail de s’occuper de cinq enfants. Tandis qu’ils grandissent et sont tous en train de devenir des humains indépendants, en train de trouver leur individualité, personne n’a laissé à Toni le choix d’être autre chose et d’avoir une vie à côté de ses enfants, parce qu’ils lui prennent tellement de temps et parce qu’encore une fois, c’est un rôle dans lequel notre société veut l’emprisonner. Et c’est dur d’aller contre les injonctions. Mais que ce soit ça ou n’importe quelle autre injonction sociétale, c’est très dur d’aller à l’encontre de ce rôle-là.

« Parce qu’un père absent, c’est un père qui travaille, mais une mère absente, c’est une mère indigne »

Donc, pour moi, Toni a énormément de courage. Même si le film est quotidien, il raconte vraiment un exploit.

LD : Les préjugés sont tellement ancrés dans les esprits, que même Toni admet qu’une part d’elle-même résiste à ce projet. Comment est-ce qu’on fait pour s’en affranchir ?

NA : Moi, en tant que réalisateur et jeune homme dans cette société, tout ce que je peux faire, c’est représenter pour que les personnes qui sont concernées par ces représentations se reconnaissent. Quand on fait des débats, des présentations, des avant-premières ou des soirées pour le film, on a plein de femmes qui lèvent la main pour poser des questions et qui nous disent : « Moi, j’ai fait comme Toni, ça me fait du bien de me voir à l’écran. J’ai repris mes études malgré mes enfants. » Cela permet d’ouvrir des discussions. Je crois que c’est ce que peut faire le cinéma. Et après, en général, je ne sais pas trop comment on s’affranchit de ces préjugés. Il faut beaucoup de courage, et je crois qu’il ne faut surtout pas culpabiliser. Ce n’est pas parce qu’on n’arrive pas à être comme Toni, à avoir une vie indépendamment de sa vie de famille, que c’est grave. Je crois qu’il faut écouter ses envies, mais c’est compliqué. Moi, tout ce que je peux faire à mon échelle, c’est représenter les gens qui ont besoin d’être représentés.

LD : Le rôle de la mère en tant que figure d’autorité parentale, c’est souvent le mauvais rôle. C’est celle qui dit ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’il faut faire. En faisant de la maman le personnage principal du film, cherchais-tu à revaloriser son image ?

NA : Oui, carrément. Je pense que le film est également un hommage au métier de maman et à la fonction de la mère. Je dis métier parce que c’est un métier aussi. Ça peut être un métier de papa, mais là, en l’occurrence, c’est le métier de maman. Qu’est-ce que c’est ? Je voulais montrer à quel point c’est un travail immense, et particulièrement dans le cas de Toni, puisqu’il est multiplié par cinq, c’est un travail fou. En même temps, il y a la fonction et le symbole de mère. Qu’est-ce que représente une maman ? Que représente-t-elle pour ses enfants ? Que représente-t-elle au sein de notre société ? Qu’est-ce que la figure maternelle ? Et comment arrête-t-on de l’opposer à la femme ? Je crois que c’est important d’arrêter de se dire qu’il y a femme et mère, et que ce n’est pas du tout incompatible. Quand je dis « femme », c’est individualisé. Comment trouve-t-on une individualité par rapport à ses enfants ? Je crois que ce n’est vraiment pas incompatible, et c’est un discours qui doit absolument se démocratiser.

« Même si le film est quotidien, il raconte vraiment un exploit »

LD : À chaque fois que Toni passe des entretiens dans son parcours administratif pour s’inscrire à l’université, la caméra est centrée sur elle, et ne montre pas l’autre interlocuteur. Le film semble vouloir lui laisser la place pour exprimer ses désirs et libérer sa parole, là où partout, personne ne l’écoute, ni ne l’entend. Est-ce que c’est un choix délibéré ?

NA : Oui, le film, c’est Toni, et c’est Camille qui l’incarne. C’est pour elle que j’ai écrit le film. C’est parce que j’avais envie de connaître ce personnage. C’est parce que j’avais envie de lui donner la parole. J’avais envie de la représenter. J’avais envie que ce soit son accomplissement, que ce film soit sa destinée. Donc c’était important pour moi qu’on ne se moque jamais d’elle, qu’elle ne soit jamais négligée.

Elle est négligée par les autres personnages, mais nous, en tant que spectateurs, on est toujours de son côté. Le film ne se met jamais contre elle, il ne la juge jamais. Je pense qu’en tant que réalisateur, on ne juge pas, sauf quand on a des personnages immoraux. Mais dans le cas de Toni, je ne suis pas là pour juger mon personnage. Au contraire, je suis là pour l’aimer telle qu’elle est, pour aimer ce qu’elle défend, pour l’aider à se défendre, même si elle n’a pas besoin de mon aide. Je suis là pour montrer Toni dans tout ce qu’elle a de fantastique et tout ce qu’elle a d’important.

LD : Il y a aussi beaucoup de colère dans le film, que ce soit entre les enfants et les parents, ou entre frères et sœurs, comme si chacun ressentait une injustice. Est-ce que c’est un sentiment que tu as déjà expérimenté dans ta famille ?

NA : Oui, quand on est adolescent, on est assez égoïste quand même. On a l’impression que nos parents ne nous comprennent pas, qu’ils ne nous écoutent pas. Moi, j’ai eu beaucoup de chance. Mes parents ne sont pas dans le cinéma, mais ils m’ont laissé faire des films avec mes amis. Ils m’ont toujours encouragé à faire ça. Et je n’ai pas vraiment fait de crise d’adolescence comme les ados de Toni. Mais je crois que de toute façon, il y a toujours quelque chose contre lequel on est révolté quand on est adolescent. Ma sœur était très révoltée. C’est normal, il faut passer par là.

LD : Le film est ponctué par des scènes assez difficiles comme les scènes de violence, ou de peur, comme lorsque l’un des enfants fait un coma éthylique. Par contraste, les scènes heureuses, comme quand ils chantent ensemble dans la voiture ou quand ils jouent au Uno, ressortent et en sont embellies.

« il y a toujours quelque chose contre lequel on est révolté quand on est adolescent […] c’est normal, il faut passer par là »

NA : Je suis content. Pour moi, il faut vraiment tirer de la tendresse du film. Parce que dans la famille, on s’aime autant qu’on se déchire et c’est un peu l’endroit de tous les mots. C’est autant se dire les choses que ne pas réussir à les dire. Ou de les dire trop frontalement, ou à l’inverse ne jamais les exprimer. C’est un endroit tellement complexe. Je voulais quand même que le film décrive des gens généreux, des gens humains et des gens qui s’aiment, globalement.


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