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Saucisse en bouche

L’art de cacher la honte sexuelle dans le vocabulaire gastronomique.

Jade Lê | Le Délit

Peut-être bien que nous serions encore tous dans un monde merveilleux si Ève et Adam n’avaient pas consommé le fameux fruit défendu du jardin d’Éden. Après avoir soulagé leurs chaleurs insoutenables, le couple fondateur se couvre les parties génitales avec des feuilles de vigne. Et voici que depuis la Genèse, nous bouffons, nous buvons et nous baisons. La langue française compte de nombreuses expressions idiomatiques gastronomiques qui servent de métaphores aux sujets tabous ou interdits. Ce besoin de codifier des termes sexuels ou des insultes vient d’abord de la régulation des institutions comme l’État, l’Académie ou l’Église, ce que Michel Foucault appelle une « mise en discours » quasi officielle. De là s’opère un phénomène d’épuration du vocabulaire qui mène non seulement à des restrictions, mais aussi à des codifications comme l’apparition de nombreux idiotismes ou d’autres métaphores.

Alors que certains idiotismes gastronomiques n’ont aucune connotation sexuelle, comme le remplacement du mot « putain » par « purée », beaucoup d’entre eux jouent sur la taille, la forme ou l’emploi de certains aliments pour euphémiser des situations sexuelles. Par exemple, l’expression « tremper son biscuit », qui fait référence à la pénétration, est une métaphore ou euphémisme assez évident. Le pénis se substitue au biscuit, venant de leur forme similaire dans certains cas, qui est trempé dans la tasse de lait matinale, représentant l’éjaculation dans le sexe de la femme.

Cette codification a lieu notamment entre des locuteurs où le rapport social n’autorise pas d’aborder certains sujets. Les idiotismes gastronomiques se créent soit par une similarité visuelle, soit par les liens entre les rapports sociaux du couple et l’équilibre de pouvoir des ustensiles, aliments ou animaux. Pour illustrer, les aubergines ou les asperges se rapprochent visiblement du sexe masculin, tout comme les bonbons qui, historiquement sphériques, s’apparentent à des testicules. L’utilisation de lexique de charcuterie peut désigner le pénis ou la pénétration (saucisse, lard, os à moelle, Weenie ou meat en anglais) contre celui du coquillage ou animal à coquille pour indiquer celui de la femme (con, schnecke, moule) est une claire projection du rapport de forces prédatrices-proies.

« Le lien entre l’alimentaire et le sexuel se fait presque inconsciemment, (…) en construisant un rapport similaire entre le mangeur et le mangé »

Ainsi, l’homme et son pénis sont souvent représentés par des animaux forts, grands, larges et dangereux, alors que le vagin féminin est plutôt associé à des petits animaux, impuissants et sans défense. Le lien entre l’alimentaire et le sexuel se fait presque inconsciemment, d’abord puisqu’il mime la relation hétéronormée entre l’homme et la femme en construisant un rapport similaire entre le mangeur et le mangé, mais aussi à travers une série de points communs. En plus d’être deux domaines qui touchent à l’intime, l’instinct de survie mêle également nourriture et copulation : l’un pour survivre dans l’immédiat et l’autre pour faire perdurer notre espèce.

Les idiotismes gastronomiques ne servent pas uniquement à « protéger » les jeunes des sujets sexuels. Ils contribuent également à faire de la sexualité un sujet tabou. L’emploi de ces euphémismes hétérénormés sont le symptôme d’une société pudique et sexiste, toujours prête à réprimer n’importe quelle expression de libération sexuelle. 


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