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Un cœur qui bat des ailes

Et une plume qui gratte le papier.

Alexandre Gontier | Le Délit

Encore une fois, je me retrouve dans cette chambre. C’est la troisième fois cet hiver que j’y suis ; on pourrait dire que je deviens un régulier. Le docteur me connaît bien, les infirmières aussi. Cette boîte, qui me semble rapetisser à chaque visite, n’a qu’une seule tache de couleurs, provenant de cet infâme tableau accroché au mur au bout de mon lit. Franchement, l’artiste manquait sûrement d’inspiration pour peindre un oiseau aussi laid. Il faudrait mieux questionner celui qui a eu la belle idée de placer un tel tableau devant un patient atteint d’une insuffisance cardiaque.

Ma femme Michelle se soucie souvent de mon faible cœur. Elle espère que le docteur nous annoncera bientôt qu’un nouveau cœur me sera transmis. Des médicaments, de nombreuses interventions, une chirurgie, et maintenant un nouveau cœur. J’en ai marre. À vrai dire, j’ai toujours trouvé cette idée étrange : le cœur d’un autre qui bat pour moi… pour ma femme. C’est bien pourtant mon cœur qui est tombé pour elle. Et alors que ma douce femme espère le cœur d’un autre, je ne peux qu’observer cet oiseau. Avec son plumage terne, il n’inspire que la misère. Perché sur sa branche, on dirait un vieillard ravagé.

– Bonjour Monsieur Lemire, comment allez-vous aujourd’hui ?

– Aussi bien qu’on peut l’être avec un cœur qui refuse de coopérer. 

– Avez-vous vu ma femme ? 

– Elle est à la cafétéria. 

– Monsieur Lemire, j’ai une bonne nouvelle pour vous. On vous a trouvé- 

– Ah, enfin, il était temps. Vous avez trouvé un nouveau tableau pour remplacer ce diable d’oiseau ! Je ne pense pas pouvoir le supporter une autre journée avec son regard vide. 

– Encore mieux monsieur ! On vous a trouvé un cœur.

Un nouveau cœur. Ce n’est pas drôle de vieillir, on devient spectateur de notre propre décrépitude. Un nouveau cœur. Malgré son état fané, il est quand même en paix, cet oiseau. Le sommeil m’envahit de plus en plus. Je suis au bout de ma corde. Un nouveau cœur, et pourtant il arrive trop tard. 

– Docteur Rolf, qu’est-ce qui me dit que ce cœur est de qualité ? Je ne veux pas d’un cœur usagé ! 

– Mais voyons Monsieur Lemire, vous devriez vous estimer heureux. Après tout, la vie vous donne une deuxième chance. 

– Une deuxième chance ! Vous osez me dire que ma vie n’a pas de valeur ? Où est ma femme?! 

– Calmez-vous monsieur, ce n’est pas bon pour votre cœur. 

– Bande d’incapables, je vais la trouver moi-même.

– Monsieur Lemire, vous n’êtes pas raisonnable, recouchez-vous.

Insupportable. Dire que j’étais en bonne santé jusqu’à ce que je ne le sois plus. Durant la dernière année, j’ai eu bien du temps, allongé dans mon lit, à me tourner les pouces et repenser à ma vie. C’est ma belle Michelle qui m’a offert une si bonne vie. Je pense que c’était lors d’une excursion en montagne que mon cœur s’est emballé en sa présence pour la première fois. C’est aussi le fait de la voir grimper la montagne devant moi qui m’a toujours fait flotter un sourire au bord des lèvres. De tels moments se sont transformés en souvenirs impérissables, mais ne sont, à présent, que des souvenirs. Je ne suis pas cave. Je sais que mon cœur m’abandonnera un de ces jours, mais c’est ce cœur qui a fondé mon amour pour Michelle. Aucun autre cœur ne pourra aimer ma douce comme le fait mon cœur fragile.

– Code bleu ! Cherchez-moi une BiPAP tout de suite !

Au moins, l’oiseau, lui, pourrait s’envoler avec ses longues ailes fripées.

– Il a trop de fluide dans ses poumons ! Il relâche à peine un souffle. 

Dans ce grand ciel bleu, il doit avoir la plus belle vue des paysages.

– Docteur, le patient ne répond pas au traitement.

Ma belle Michelle, si seulement nous étions des oiseaux. 

– Madame Lemire ? 

– Que se passe-t-il?! 


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