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Monter sur scène

Une nouvelle sur les espaces créatifs cachés.

Laura Tobon | Le Délit

« C’est la dernière fois que je fais un spectacle de ballet ! » Voici ce que je me disais en enlevant mes pointes après une répétition désastreuse. Mon instructeur m’avait choisie pour le rôle principal de Giselle. Pourtant, je ne cessais d’entendre ses critiques : l’arabesque n’était pas assez haute, ma jambe, pas assez droite, et mon regard, jamais dans le bon sens. Si j’étais aussi talentueuse qu’il le disait, alors pourquoi est-ce que je n’arrivais jamais à être à la hauteur de ses attentes ? J’observais mon amie Zoé, qui était restée plus longtemps dans le vestiaire puisqu’elle avait un plus petit rôle. D’une certaine manière, je l’enviais. Elle n’avait pas à endurer toute cette pression d’être parfaite, puisqu’elle avait moins de responsabilités que moi. Je la voyais discuter avec d’autres danseuses, quand tout à coup, elle a quitté le groupe pour venir me parler. En voyant ma figure déconfite, son sourire a été remplacé par une expres- sion remplie d’inquiétude. « Est-ce que ça va ? Tu veux en parler ? », m’a‑t-elle demandé discrètement.
— Bof… Si seulement l’instructeur n’était pas si dur avec moi… Je veux dire… Je ne sais pas comment je pourrais être la Giselle idéale.
— Écoute, Olivia. S’il ne pensait pas que tu étais aussi talentueuse, il ne t’aurait jamais donné le rôle principal. Je crois qu’il veut juste te voir t’améliorer. »
Au même moment, j’ai entendu une notification provenant de son téléphone cellulaire.
Zoé l’a allumé, mais son regard restait fixé sur le message qu’elle avait reçu sur Instagram. Habituellement, elle ne passait pas autant de temps à lire des messages lorsque nous parlions. Cela devait être important. « En passant, mon frère Vincent organise chaque nuit une soirée où les artistes peuvent se réunir, que ce soit pour pratiquer, ou tout simplement parler. Je crois que ce serait une belle opportunité pour toi, tu pourras répéter plus longtemps. Voudrais-tu venir avec moi ce soir ? a‑t-elle proposé. 

— Es-tu sûre que c’est une bonne idée ? ai-je demandé, incertaine.
— Mais oui ! C’est vendredi ! Il n’y a pas de répétition demain ! Au pire, tu dormiras dans mon appartement ! Ma coloc’ est partie en voyage cette semaine. » J’hésitais. D’un côté, Zoé avait raison. Je pouvais toujours m’améliorer. Mais d’un autre côté, je n’étais pas du tout habituée à sortir la nuit. Après tout, j’avais encore un couvre-feu à respecter, et je ne sortais jamais après 22h. Et puis, j’ai pensé à ce que Zoé m’avait dit. Et j’ai eu envie d’y aller. J’ai finalement accepté la proposition de mon amie. Par contre, je ne pouvais pas mentir à mes parents : je les aime trop. Je leur ai simplement écrit que je passerais la nuit chez Zoé. Au moins, ils lui faisaient confiance, ce n’était pas comme si j’allais dormir chez un étranger.

Il était 20h quand je suis sortie de chez moi. J’ai vu la voiture de Zoé et j’y suis montée. Pendant tout le trajet, je n’ai pas pu détacher mes yeux du croissant de lune, qui scintillait faiblement à travers la vitre du siège passager. Nous nous sommes finalement arrêtées devant une ruelle vide, et Zoé s’y est stationnée. Cette ruelle était si vide qu’aucune lumière, naturelle ou artificielle, ne pouvait l’éclaircir. Malgré tout, Zoé, qui était si sûre d’elle, ne cessait de dire que c’était le bon chemin. Le trajet n’était pas long, mais m’a semblé durer une éternité. Mon gros manteau d’hiver ne pouvait pas me protéger du froid rigoureux. Le vent glacial de janvier n’a pas amélioré la situation, et je le sentais me couper le visage comme des lames de rasoir. 

Quand j’ai essayé d’ouvrir la porte, j’ai failli tomber, mais Zoé m’a rattrapée rapidement. J’ai jeté un coup d’œil par terre et me suis aperçue que j’avais trébuché sur une vieille poupée en porcelaine et une paire de ciseaux, tous les deux emballés dans de vieux journaux. Mon regard s’est tourné vers cette paire d’objets étranges, et je me suis demandé ce qu’ils faisaient dans une ruelle abandonnée. J’ai pensé que comme moi, ils n’avaient pas leur place dans la ruelle. « Que fais-tu ? » Zoé me demanda, comme si j’étais un extraterrestre.

Nous avons poussé la porte et j’ai aperçu un vieux théâtre abandonné. Tout y était poussiéreux, sauf l’estrade, qui était sans doute plus propre que plusieurs scènes professionnelles. La grandeur du théâtre ne cessait de m’étonner. Puis, mon regard s’est tourné vers la scène, où je voyais divers artistes, comme ce que Zoé m’avait décrit. J’y ai reconnu des danseurs, des peintres et des écrivains. J’entendais même un pianiste qui jouait le premier mouvement de la Sonate au Clair de lune.
J’ai commencé à pratiquer sur l’estrade pendant que Zoé m’observait. Notre méthode de travail ne changeait pas. Je mettais mes AirPods, écoutais ma musique et suivais la chorégraphie pendant que Zoé me filmait. Nous regardions chaque vidéo et nous faisions des commentaires sur tout ce qui pourrait être amélioré. Elle n’a pas cessé de m’encourager, de dire qu’il y avait une amélioration entre la première et la dernière vidéo, mais je ne la croyais jamais. Pendant les premières minutes, je dansais avec beaucoup d’énergie et il n’était pas difficile de faire preuve de diligence. La fatigue a commencé à m’emporter après trois heures de répétition, et Zoé insistait pour que je prenne une pause. Alors Vincent m’a donné des feuilles et des crayons de couleur. Puis, j’ai fait quelque chose que je n’ai pas fait depuis plus de cinq ans.

J’ai dessiné une ballerine qui faisait une arabesque. Elle n’était pas parfaite. Les proportions n’étaient pas si réalistes ; je trouvais les jambes trop longues pour son petit torse et son visage minuscule. Je ne pouvais même pas dessiner des expressions faciales ! En bref, je manquais de minutie. Or, j’aimais cette ballerine telle qu’elle était, même avec ses imperfections. Et si je regardais ses qualités, elles prenaient le dessus sur ses défauts. Les couleurs étaient vives, et je dirais même que j’étais impressionnée par le dégradé. Comment pouvais-je ne pas apprécier ce dessin ? Étrangement, je me voyais en elle : nous étions toutes les deux imparfaites. Imparfaites comme ce grand théâtre abandonné qui m’aidait à répéter à mon rythme, sans la pression de mon instructeur… Ou comme le chemin bizarre et sale qui me menait vers ce trésor caché. J’avais négligé toutes ces qualités ! Maintenant que j’y pense, peut-être qu’au fond, j’avais ma place sur scène.


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