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La marche est genrée

La rue : un espace où les hommes prennent trop de place.

Alexandre Gontier | Le Délit

Ce soir, j’ai rendez-vous sur Sainte-Catherine, à huit heures. Je m’y rendrai pour huit heures et demie. Je ne voudrais pas être la première arrivée. Je ne connais aucun des hôtes. J’habite sur l’avenue du Mont- Royal Est. Ça me prend presque trente-cinq minutes pour m’y rendre, plus dix pour compter mon arrêt à la SAQ, et cinq autres en réserve. Je pars à 19h20. Je longe Saint-Laurent, puis Sherbrooke, puis Sainte-Catherine. Le soleil est déjà couché depuis deux heures, mais les rues sont bien éveillées. Scrupuleusement, je mate les piétons du regard et j’imagine leur soirée. Un groupe de jeunes étudiantes universitaires qui ressemblent à des Américaines d’une sororité. Elles gloussent, s’exclament, s’arrêtent pour prendre des selfies de groupe. Elles vont sûrement rejoindre une amie qui les héberge avant qu’il soit l’heure de se rendre en boîte. Sur Sherbrooke, un binoclard dans la trentaine qui racle le trottoir de ses yeux. Son menton enfoncé dans sa gorge, je me dis que malgré ses corrections, il peine à voir le monde qui l’entoure. Il rentre sûrement d’une longue journée de travail durant laquelle il a été malmené par son patron. Sur Sainte-Catherine, une bande d’hommes quinquagénaires qui fument à l’entrée d’un bar. Mon regard croise celui d’un des hommes. Il me sourit, en levant son sourcil gauche. Nos joues rougissent simultanément : les miennes sont peintes d’angoisse, et les siennes réagissent peut-être au froid. Peut-être sont-elles empreintes de fierté voire même de sadisme provoqué par l’idée d’avoir intimidé une jeune fille seule dans la rue. Suis-je une plaisanterie ou une proie ? Il est 20 h10 et pour l’instant, je me sens protégée par les piétons spectateurs. Si je crie, ils sauront m’aider. Si je crie, je serai sauve.

Je suis la deuxième arrivée dans l’appartement. Je rencontre l’hôte et l’hôtesse, puis le premier invité, ma connaissance. Suite à de brèves présentations, je retire mon manteau et mes bottes d’hiver pendant que mon ami me sort une bière réfrigérée. Les six yeux se rivent sur mon accoutrement : un jean sale et large tenu par un lacet brun au lieu d’une ceinture et un pull à capuche vert kaki imprimé d’une enseigne de basket-ball qui m’est absolument inconnue. Pour briser le silence, l’hôtesse me demande si j’aime le basket. « Je l’ai eu à la friperie ». Ma réponse est suivie d’un hochement de tête compréhensif qui semble vouloir dire « ah OK », comme si cette information expliquait la raison de mon style déplacé.

L’ambiance est quelque peu désagréable. Alors, je descends discrètement une bière. Puis, mon ami m’en ouvre une autre pour m’encourager à me détendre davantage, preuve de compassion et d’amitié. Je lui renvoie un sourire reconnaissant, mais la conversation démarre difficilement. Je me rends aux toilettes avec mon sac. Rapidement, je me change dans la tenue de soirée : une élégante robe bleu marine qui couvre l’entièreté de mes jambes au profit de mon dos et de ma poitrine. En pénétrant le salon, j’ai de nouveau droit à une observation minutieuse de mes habits. « Ça aussi, tu l’as acheté à la friperie,» me demande mon ami, critique de mon subterfuge. Avec cette robe et mon maquillage, je trouve le juste équilibre entre la sensualité et l’élégance. Je ne suis ni pute ni prude.

La porte d’entrée s’ouvre et se referme pour laisser remplir la salle de ses invités. Les femmes hétérosexuelles complimentent ma robe et me demandent où elles peuvent s’en procurer une, alors que les hommes hétérosexuels me complimentent. Ils m’offrent des qualités banales. Je leur semble intéressante, drôle, aimable, bonne compagnie. Et tout cela suite à quelques échanges de répliques vides. Parfois je reçois des compliments au détriment des autres invitées présentes. D’après ces hommes, hypnotisés par mon corps, je suis plus intelligente et plus cultivée que les autres femmes de la soirée. Cela doit se savoir rien qu’en regardant mon décolleté. De nombreuses fois, les étudiants se proposent de m’offrir un verre. Je nourris leur fantaisie. Ils se croient protagonistes d’un film hollywoodien, cherchant à m’impressionner avec du flirt plagié. Évidemment, je ne refuse pas. Cela m’épargne le trajet aller et retour, entre le balcon et la cuisine, pour aller me chercher une Belle Gueule. Pendant la soirée, j’ai évidemment le droit à des cigarettes gratuites.

Au fur et à mesure que l’alcool envahit l’atmosphère, les filtres sociaux des gentlemen de mon entourage s’effritent, laissant passer des gestes opportuns et des remarques hautaines. Des mains d’hommes s’agrippent à mes hanches, d’autres réchauffent mon dos dénudé. On me dit que je suis magnifique, splendide, hypnotisante, sexy, érotique, grossière, chaudasse.

Les propos et les regards s’intensifient. Après la galanterie vient la dominance. Un invité passe son propos autour de mon cou de telle sorte à ce que sa main caresse innocemment mon sein. Je me tais. Puis, il la pose franchement sur ma poitrine, et je m’excuse pour aller aux toilettes. Je ne retourne pas sur le balcon, en tout cas pas à côté de lui. Je sais que rien de plus grave ne peut arriver. Il est encore 23h40. Mes alliés sont prêts à me défendre. Je sais qu’il y a dans la salle des hommes et des femmes bienveillants. Je ne devrais pas avoir peur. Après une bière, je retourne dans le harem d’homme pour fumer de nouveau. Je note que l’ambiance est moins aisée, car lorsque je demande une cigarette, seuls trois des cinq volontaires habituels me tendent leur paquet. J’allume ma cigarette et j’interromps leur conversation. « Vous habitez loin d’ici ». C’est une ruse simple, les laissant croire qu’un d’entre eux me ramènera ce soir. Leurs réponses m’importent peu. Tout ce que je sais, c’est que je suis introduite dans le groupe en tant que juge suprême qui désignera librement celui qui sera le plus méritant de mon corps. De nouveau, je suis au centre de la conversation et je m’y plais.

« Ils se croient protagonistes d’un film hollywoodien, cherchant à m’impressionner avec du flirt plagié »

Il est 2h25. Un valeureux candidat est déjà rentré. Je m’apprête à jouer mon meilleur tour : l’évasion. Je prétexte un appel important et quitte le balcon. Avant de sortir de l’appartement, je dérobe une dernière bière en guise de compagnon de route, mes chaussures, mon manteau et mon sac. Dans l’ascenseur, j’ouvre précipitamment mon sac pour sortir mon déguisement. J’enfile mon vieux jean et mon pull, en plus de mon manteau d’hiver.

Je suis intégralement couverte. Il est tard à Montréal et pour rentrer chez moi, je me déguise en homme. Sur Sainte-Catherine, j’aperçois deux femmes abordées par un groupe de trois hommes. Je m’arrête et observe discrètement la scène. J’attends pour voir si mon aide est nécessaire. Les hommes finissent par continuer leur chemin. Je n’ai jamais eu à intervenir dans des situations similaires. Ou du moins, je ne suis jamais intervenue.

Peut-être que j’ai déjà ignoré un acte d’agression ou de harcèlement par mégarde ou par peur. Si c’était le cas, la honte s’est chargée d’effacer toute trace de cet anti-héroïsme.

Je pense à cette réplique dans la série Fleabag. La protagoniste annonce honteusement : « Je pense que je ne serais pas si une grande féministe si j’avais de plus gros seins.» Alors, je me dis la même chose, je pense que si j’étais moins belle ou moins sensuelle, j’aurais plus de raisons d’être une féministe.

Si je faisais partie des « moches, des vieilles, des camionneuses, des frigides, des mal baisées, des imbaisables, des hystériques, des tarées, de toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf » de Virginie Despentes, je riposterais sûrement plus souvent contre les remarques déplacées et sexistes des hommes qui me séduisent. Moi je profite de ma beauté et ma sensualité, et puis, pour ne pas subir le revers de la médaille, je me cache. Il est presque 3h. Je suis sur Saint-Laurent, à quelques centaines de mètres de mon appartement. Il m’est devenu difficile de repérer des femmes alliées en cas de danger. D’abord, je lève rarement mon regard pour observer. J’ai peur de croiser accidentellement le regard d’un autre homme, qu’il me sourie, et que nos joues rougissent. Mais là, si je crie, je ne suis plus sûre d’être sauvée. Et aussi, il n’y a plus de femmes. Les rues sont contrôlées par des hommes, des meutes d’hommes ivres. À présent, j’ai peur, et rien ne peut me rassurer. Alors, j’accélère la cadence, mais pas trop, afin de ne pas me faire repérer. Je deviens légèrement paranoïaque. Je me souviens d’un conseil d’une féministe, d’une des féministes moches qui subit sa condition de femme au lieu d’en jouer avec comme moi. Elle m’a dit qu’il fallait que les femmes apprennent à se battre, qu’elles aient des techniques de lutte, qu’elles fassent peur aux hommes, pour leur montrer que les femmes aussi pouvaient être violentes. Elle faisait des arts martiaux. Moi j’ai toujours refusé de me muscler les bras. J’avais peur de perdre mes formes féminines. Pour me défendre, je me souviens que j’ai une bouteille de verre dans ma poche, et puis que j’ai toujours mes jambes. Dans ma poche, je m’agrippe désespérément au manche de la bouteille. Et je marche, vite.

J’enfonce les clés dans la serrure. Je cours dans les escaliers. Je suis chez moi.


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