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Souffrir sans diagnostic

L’hypersensibilité environnementale explorée par Prisons sans barreaux.

Marie Prince | Le Délit

Le documentaire Prisons sans barreaux, écrit et réalisé par Isabelle Hayeur et Nicole Giguère, suit cinq personnes vivant avec de l’hypersensibilité environnementale, plus précisément une forme de sensibilité accrue envers les champs électromagnétiques et les produits chimiques. Le long-métrage mêle témoignages personnels – dont celui d’Isabelle Hayeur, qui est en même temps l’une des cinq protagonistes du documentaire – et entrevues avec des personnes ayant étudié un ou plusieurs enjeux liés à l’hypersensibilité environnementale. Plusieurs aspects de l’hypersensibilité aux produits chimiques et aux ondes électromagnétiques, dont la difficulté de se faire diagnostiquer et l’isolement entraîné par les symptômes qui en découlent, sont abordés durant les 73 minutes du documentaire à l’aide d’une trame narrative qui tire parfois vers le sensationnalisme. Prisons sans barreaux a pris l’affiche au Québec pour la première fois en 2020, mais sa sortie en salle a été écourtée en raison de la pandémie et le documentaire a repris l’affiche à la Cinémathèque québécoise le 16 septembre dernier.

Isolement sans consensus

Prisons sans barreaux se fait le porte-voix de personnes aux prises avec les syndrômes de sensibilité chimique multiple (SCM) et d’électrosensibilité afin d’amener une prise de conscience collective sur le caractère potentiellement nocif des agents perturbateurs présents dans l’environnement. Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), certains types d’odeurs chimiques présentes dans l’air peuvent entraîner chez les personnes atteintes de SCM des « symptômes de stress aigu, qui se manifestent par des malaises qu’elles attribuent aux produits chimiques associés à l’odeur ». De manière analogue, les rayonnements émis par les connexions Wi-Fi, les antennes relais et autres appareils sans fil peuvent provoquer divers symptômes d’ordre physiologique reconnus par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sans pour autant que cette dernière reconnaisse l’hypersensibilité électromagnétique comme une pathologie avérée.

« Prisons sans barreaux se fait le porte-voix de personnes aux prises avec les syndrômes de sensibilité chimique multiple (SCM) et d’électrosensibilité afin d’amener une prise de conscience collective sur le caractère potentiellement nocif des agents perturbateurs présents dans l’environnement »

Malgré l’absence de consensus scientifique clair en ce qui concerne la dangerosité de l’exposition aux champs électromagnétiques (CEM), Prisons sans barreaux traite de manière conjointe les témoignages des électrosensibles et ceux d’individus qui vivent avec un SCM. Certain·e·s ont consulté plusieurs expert·e·s sans pouvoir obtenir de diagnostic précis, alors que d’autres ont décidé de vivre dans des maisons et des tentes excentrées des grandes villes pour limiter l’apparition de symptômes. Une même incompréhension subsiste quant aux causes précises pouvant justifier l’intolérance aux agents présents dans l’environnement, qu’il s’agisse d’ondes électromagnétiques ou de pollution chimique. Le documentaire met toutefois en lumière l’ostracisation des personnes symptomatiques, qui doivent, en l’absence de consensus scientifique, déployer des efforts individuels significatifs pour amener leur entourage à reconnaître leur condition. Le titre Prisons sans barreaux résonne avec la liberté compromise des individus électrosensibles ou vivant avec un SCM : peu importe où elles vont, elles sont contraintes de composer avec un environnement où les technologies sans fil se font de plus en plus présentes et deviennent indispensables à la vie en société.

S’ajoutent aussi à ces difficultés les impacts individuels du manque de reconnaissance scientifique de l’hypersensibilité environnementale. En effet, les maladies rares, définies par le ministère de la Santé et des services sociaux comme les maladies qui n’atteignent pas plus d’une personne sur 2 000, sont sources d’importants défis pour les personnes touchées, notamment en raison des difficultés de leur prise en charge dans le système de santé au Québec. Ces difficultés, qui représentent un fardeau important pour les personnes vivant avec des symptômes ou maladies encore peu comprises, ont été reconnues en juin 2022 dans la Politique québécoise pour les maladies rares. L’absence de consensus autour du SCM et de l’électrosensibilité peut ainsi complexifier la vie des personnes atteintes, puisque faire sens de leurs symptômes et briser l’isolement entraîné par ces derniers devient d’autant plus ardu lorsqu’aucun diagnostic ne peut aider à préciser les causes de l’hypersensibilité. Même si la surmédicalisation est un enjeu qui ne doit pas être ignoré, obtenir un bon diagnostic peut aider significativement les gens aux prises avec divers symptômes à mieux les comprendre, tout en créant un sentiment de communauté entre les personnes liées par un même diagnostic. Pour les cinq personnes vivant avec de l’hypersensibilité environnementale reçues en entrevue dans le documentaire, la difficulté de faire reconnaître leur hypersensibilité et leurs symptômes – parfois même par leurs proches – rend encore plus difficile leur expérience.

Interroger l’indiscutable

Corroborer des témoignages personnels par des discours unidirectionnels d’expert·e·s – dans le seul but de leur donner une légitimité – relève du raccourci intellectuel. Dans son intervention dans le documentaire, Paul Héroux, professeur de toxicologie électromagnétique à l’Université McGill, mentionne uniquement les études qui appuient la thèse de l’extrême nocivité des ondes électromagnétiques (technique connue sous le nom de « picorage »). Le docteur Dominique Belpomme, professeur honoraire en oncologie médicale, qualifie pour sa part d’«indiscutables » les 6 000 articles de la littérature scientifique qui soutiennent la toxicité des ondes électromagnétiques, ce qui a pour effet de disqualifier la validité de toute étude qui contredirait son affirmation. Prisons sans barreaux semble donc s’appuyer sur des discours d’expert·e·s plus intransigeants pour donner gain de cause aux électrosensibles, sans pour autant mettre en perspective ces discours dans le spectre plus large de la littérature scientifique actuelle, loin de s’accorder unanimement sur la toxicité de la présence de CEM dans l’environnement.

« Prisons sans barreaux aurait pu bénéficier de l’usage d’avis scientifiques plus diversifiés afin de susciter une réflexion plus nuancée chez l’auditoire »

Bien que le consensus apparent des chercheur·se·s et docteur·e·s témoignant dans le documentaire permette de conserver un angle d’argumentation cohérent tout au long de l’œuvre, Prisons sans barreaux aurait pu bénéficier de l’usage d’avis scientifiques plus diversifiés afin de susciter une réflexion plus nuancée chez l’auditoire. En présentant un seul angle d’approche, le documentaire paraît entretenir une forme d’intolérance à l’égard de toute autre perception du phénomène de l’hypersensibilité environnementale, ce qui ne permet pas à l’auditoire de former sa propre opinion informée sur le sujet. À l’aide de stratégies cinématographiques telles qu’une trame sonore qui rappelle les oeuvres de suspens et un montage ajoutant des « ondes visibles » à des vidéos d’antennes diverses, le documentaire semble tenter d’entretenir un climat de peur chez les spectateur·rice·s afin qu’il·elle·s adhèrent aux conclusions des intervenant·e·s de Prisons sans barreaux, sans pour autant favoriser l’évaluation des arguments et des biais présentés dans l’œuvre.

L’hypersensibilité environnementale, sans minimiser son impact sur la vie de ceux·lles qui la vivent au quotidien, n’en demeure pas moins un phénomène marginal qui ne saurait être généralisé à l’ensemble de la société contemporaine. Selon l’INSPQ, l’électrosensibilité touche 2 à 15% des gens et le SCM est diagnostiqué par un médecin dans 0,5 à 3% de la population générale. La tendance observable dans le documentaire à diaboliser les technologies sans fil pour les bannir de la société est disproportionnée par rapport à la littérature scientifique actuelle, qui ne fournit pas de consensus clair en ce qui concerne la nocivité des ondes électromagnétiques sur l’humain.


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