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Prosopagnosie

n. f. (neurophysiologie) incapacité de reconnaître les visages.

Alexandre Gontier | Le Délit

J’ai les doigts cadavériques et les dents qui claquent. Il n’y a plus d’eau chaude. Mon regard vidé dans les carreaux de la baignoire se remplit à nouveau. Je coupe l’eau. J’ouvre le rideau. Je pose mes orteils hésitants dans la flaque par terre. J’attrape la serviette du bout des ongles. Je m’enveloppe dans le linceul et j’attends. Accroupi et couvert, mes lèvres se calment doucement. Je me relève pour les voir dans le miroir, mais le reflet se refuse. Avec la serviette, j’essuie la buée, je corrige ma moustache à la pince à épiler. J’essuie la glace une deuxième fois, je coupe mes ongles ras. J’essuie une quatrième fois, je rase mes doigts avec ma moustache. Je sors de la salle de bain avec le sourire de celui qui ne comprend pas.

J’enfile des rubans qui sentent l’urine et le cuir, mes longues chaussettes noir sang. J’allume les lumières rouges sacrificielles. Mes oreilles n’arrivent plus à annuler le frigidaire, c’est l’heure où il ronfle le plus fort. Il faut de la musique. Je prends l’ordinateur et le pose sur mes genoux, le métal froid maintient mes poils en érection. J’ai choisi la chanson, on n’entend plus le frigidaire. L’interphone sonne, me fait sursauter.

Je vais à la porte, vérifier si c’est bien lui. Je le vois à l’écran, mais j’ai besoin de l’entendre. Dans mon microphone je dis « oui ?», dans le sien il dit « c’est moi ». J’ouvre.

Le portail se referme après lui. Il lui faut trente secondes pour arriver devant ma porte. À la vingt-cinquième, je me place derrière le judas. Je ne le reconnais pas à la vingt-septième, mais il a l’air rassurant des étrangers. À la vingt-neuvième, je déverrouille, il entre à trente.

Il a une moustache épaisse, il a des yeux, ils sont bleus, verts ou marron. Je constate qu’il a tout, rien ne manque à son visage. Il s’amuse à me voir décrypter ses traits comme si je venais de rencontrer. Nous sommes encore à la porte et il enlève son sac, ses souliers. Il porte une chemise comme un moine en maillot de bain. Son collier ras du cou, il le met pour moi, pour m’aider à l’identifier. Je lui fais remarquer qu’il est mouillé. Il ouvre la bouche pour me dire qu’il n’a pas plu pourtant, mais je le dis avant lui parce que je le connais. Son haleine et sa sueur, fraîches, l’embuent comme une vitre. Dans le couloir hémorragique, il pose son vélo sur la selle. Il n’a pas de casque, mais j’ai arrêté de lui dire d’en acheter un. Il le sait. Il espère qu’il en aura besoin, mais il n’en achètera jamais. Lui, c’est Binky, comme mon père. Comme moi, il a la souffrance en bruit de fond.

Je me lance à gauche pour aller vers la cuisine. Là-bas, je pose mes coudes sur le granite, je fais semblant de réfléchir. Je demande, comme d’habitude, gin, Canada Dry, citron vert — « on dit lime icitte » — et sirop d’érable, il confirme avec la tête, il est debout, il enlève tous ses vêtements, il confirme une deuxième fois en agitant le pénis. Sur le plan de travail, il sort toutes ses poudres, cristaux et jus. Il sait corrompre et n’a pas à me le dire, son assurance le fait déjà.

« Lui et moi sommes un guerrier, son cheval blessé »

Sous la lumière, tout est rose et violent. Je lui tends la boisson, il saisit mon bras et le verre se brise par terre, il me regarde avec ses yeux détraqués. Des morceaux de verre rentrent dans mes pieds, il ne cligne pas des yeux. Il est ferme, comme mon père, mais ce Binky, il ne l’est que quand il le faut. Je lèche son cou, il mord mon pouls, j’arrête à temps. Il me regarde douloureusement.

Nos orteils hésitent dans la flaque de sang. Ils ne savent pas s’ils trempent dans ce qui leur appartient. Je n’ai pas peur de moi quand je suis avec Binky. Lui et moi sommes un guerrier, son cheval blessé. Il ne porte plus qu’un harnais, des chaussettes bleues comme la lumière et sa queue pend sur le tabouret. Il me donne ses bonbons et mange par procuration.

J’avais oublié de mettre de la lime dans la boisson, par terre. Il rit. Avec le zesteur je râpe le fruit puis mon doigt. Nous regardons enfin du sang et nous rions. Nous rions du sang. Nous moquons nos cicatrices et je saigne sur le sang.

Nous nous regardons amoureusement. Binky et moi sommes une offrande qui attend, dans le sang rose et l’urine bleue. Dans ses yeux, je vois mon enterrement et le sien. Le sien d’abord. Binky est le seul qui mourra avant moi. Nous essayons de nous détruire, mais nous ne nous cassons qu’un peu.


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