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Les Chiliens rejettent massivement leur nouvelle constitution

Le processus de rédaction, entamé en 2020, se poursuit.

Laura Tobon | Le Délit

Le dimanche 4 septembre dernier, 15 millions de Chiliens ont été appelés à se prononcer sur l’adoption d’une nouvelle constitution lors d’un référendum obligatoire. Avec 61,9% des voix, le camp du « rechazo » (celui du rejet de la nouvelle constitution) a prévalu, dépassant les pronostics des instituts de sondage qui situaient l’écart entre les deux camps autour de 10% à deux semaines du référendum. C’est un refus sans ambiguïté exprimé par trois votants sur cinq, au cours d’un référendum au taux de participation historique.

Cette nouvelle constitution devait remplacer celle adoptée sous la dictature militaire du général Pinochet (1973–1990). Ses propositions s’inscrivaient dans la mise en œuvre d’un vaste projet de réformes sociales et politiques. Elles reconnaissaient par exemple un statut spécial aux peuples autochtones, élargissaient et facilitaient le droit à l’avortement et inscrivaient dans le marbre un Chili « plurinational, pluriculturel, régional et écologique ». Ce projet de réforme constitutionnelle a pris forme en décembre 2019, alors qu’un vaste mouvement insurrectionnel initié par la communauté étudiante secouait le pays. Au terme de deux mois de manifestations sévèrement réprimées par la police et l’armée chilienne, le président en fonction durant cette période, Sebastian Pinera, avait accepté l’une de leurs revendications principales, soit la réforme constitutionnelle. Cinq mois plus tard, le projet d’une nouvelle constitution était soumis au peuple chilien et adopté à 79%. La rédaction d’une nouvelle constitution avait été confiée à une Assemblée constituante, formée de 155 membres élus par les citoyens. Cette assemblée paritaire comptait parmi ses rangs 17 membres issus des peuples autochtones, dont sa présidente, Elisa Loncón Antileo.

« C’est un refus sans ambiguïté exprimé par trois votants sur cinq, au cours d’un référendum au taux de participation historique »

Les 388 articles rendus par l’Assemblée constituante en juillet 2022 ont été débattus pendant deux mois. Cette nouvelle constitution, en reconnaissant le droit à l’éducation, à la sécurité sociale, à la retraite, à l’eau et au logement, tentait de s’affranchir du néolibéralisme hérité du régime du général Pinochet, en offrant aux citoyens une souveraineté sur des secteurs encore aux mains du marché. Le 4 septembre dernier, jour du référendum, la nouvelle constitution a été rejetée à 61,9%.

Un texte clivant

À l’annonce des résultats, le président chilien, Gabriel Boric, a reconnu l’échec du référendum. « Le peuple chilien n’était pas satisfait de ces propositions et a décidé de les rejeter clairement. Cette décision exige que les institutions travaillent avec plus d’efforts et de dialogue jusqu’à ce qu’elles arrivent à une proposition qui inspire confiance et nous unisse en tant que pays [tdlr] », a‑t-il déclaré depuis le palais présidentiel de La Moneda. 

En effet, plusieurs des propositions de la nouvelle constitution ont secoué une part importante du Chili conservateur, placé face à un document qui leur apparaissait comme une carte blanche vers une transformation radicale de la société chilienne. Mais cette frange conservatrice n’a pas été la seule à voter le rejet de la nouvelle constitution : une partie du centre-gauche s’est aussi manifestée contre lors du référendum.

« Le peuple chilien n’était pas satisfait de ces propositions et a décidé de les rejeter clairement. Cette décision exige que les institutions travaillent avec plus d’efforts et de dialogue jusqu’à ce qu’elles arrivent à une proposition qui inspire confiance et nous unisse en tant que pays [tdlr] »

Gabriel Boric, président chilien

Parmi les propositions, la démilitarisation des « carabineros » (la police nationale), la création d’autonomies régionales et de particularisme juridique pour les 11 peuples autochtones (12% de la population chilienne) ainsi que l’inscription d’un Chili « plurinational » ont déclenché de vifs débats. Ces derniers s’inscrivent dans un contexte d’affrontements meurtriers dans le sud du pays entre le peuple mapuche, les forestiers et les forces de l’ordre, ayant abouti à l’instauration de l’état d’urgence dans quatre régions du sud du pays en mai dernier.

La mobilisation des deux camps

Plusieurs éléments ont été avancés pour expliquer l’échec du référendum : le manque de dialogue et de consensus au sein même de la coalition présidentielle ainsi que le manque de pédagogie et de clarifications vis-à-vis du texte proposé. Un autre facteur à prendre en compte est celui des moyens financiers reçus et investis dans les campagnes respectives ainsi que le déroulement de ces dernières. Alors que la campagne du rechazo était bien installée en mars, celle de l’« apruebo » n’a pris forme qu’à la mi-juillet, laissant au camp du rejet le temps de mobiliser ses forces et d’occuper l’espace médiatique. Selon les registres des services électoraux chiliens (Sevrel) sur les 523 millions de dons (en pesos) effectués lors de la campagne, 89% l’ont été pour le camp du rechazo. Ce sont 123 millions de pesos qui ont été investis dans les nouveaux médias par les partisans du rejet. Ces investissements ont notamment subventionné une vaste campagne de désinformation contre la nouvelle constitution.

« Un vote de sanction »

Le contexte du référendum importe pour comprendre son échec. Le 26 décembre dernier, le plus jeune président du Chili, Gabriel Boric, issu d’une coalition de gauche, était élu. Le début de son mandat a été marqué par une hausse des taux d’inflation et de criminalité, à laquelle s’est ajouté l’état d’urgence décrété en mai. Le gouvernement chilien a ainsi vu son taux d’approbation chuter en flèche ces derniers mois, pour atteindre 30% une semaine et demie avant le référendum, selon un sondage réalisé par l’agence Activa. Alors que le gouvernement s’est profondément impliqué dans la campagne de l’apruebo, au point d’être taxé d’« interventionniste » par l’opposition, l’échec du référendum peut apparaître comme un « vote de sanction », comme l’a souligné à l’AFP Marco Moreno, analyste politique à l’Université centrale du Chili.

Quel avenir pour le processus constitutionnel ?

Après l’échec du référendum, l’avenir du projet de nouvelle constitution est incertain. Le témoignage de Julien Foncea, citoyen chilien partisan de la campagne du « oui », parvient au Délit grâce à la collaboration de Catherine LeGrand, professeure adjointe au département d’histoire de McGill spécialisée en histoire de l’Amérique latine. « Le scénario au Chili n’est pas très encourageant. Les forces réactionnaires sont en liesse avec le soutien permanent de tous les médias de masse. C’est difficile [tdlr] », déclare-t-il.

« On ne peut dissocier le gouvernement de cette défaite […] cela doit être un appel à la réflexion »

Julien Macaya, président de l’UDI

Suivant les résultats du 4 septembre, le président Gabriel Boric s’est exprimé publiquement et a affirmé son souhait de « construire un nouveau processus constitutionnel » et de voir les différentes formations politiques converger dans ce sens. Les responsables du camp du rejet se sont aussi exprimés en renouvelant leur volonté de poursuivre le processus constitutionnel. « Notre engagement est de parvenir à une nouvelle constitution qui soit bonne, le processus constituant n’est pas terminé », a déclaré le porte-parole du parti conservateur, l’Union démocratique indépendante (UDI). Son président, Javier Macaya, a aussi pointé du doigt la responsabilité du gouvernement dans l’échec du référendum : « On ne peut dissocier le gouvernement de cette défaite […] cela doit être un appel à la réflexion ». Cette « réflexion » a commencé deux jours après le référendum avec le remaniement du cabinet ministériel, faisant entrer au gouvernement des profils plus centristes.

Pour la suite, l’espoir persiste alors que les discussions s’engagent pour entamer un nouveau processus constitutionnel. « Les résultats du 4 septembre n’empêcheront pas le changement, et les Chiliens n’ont pas perdu espoir », nous a confié une étudiante mcgilloise.


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