Aller au contenu

La vie, comme tant d’images

Les dix commandements de Dorothy Dix à l’Espace Go. 

Amélie Ducharme | Le Délit

La scène est plongée dans la pénombre, il émerge la voix d’une femme âgée dont on distingue à peine la silhouette, comme si le corps et l’âge avaient disparu et ne demeuraient pour raconter que la conscience et les années. Ainsi débute cette pièce qui prend forme au 20e siècle, autour de cette femme qui ne sera jamais nommée. Julie Le Breton incarne ce personnage et porte sur ses épaules l’heure et quart que dure Les dix commandements de Dorothy Dix, signée par Stéphanie Jasmin, dans une mise en scène de Denis Marleau. L’actrice se fait reine d’une scène épurée : un rocher au centre et trois grands draps sur lesquels sera projetée la vidéo d’une plage. 

« Il s’agit véritablement d’une narration dont la linéarité a été évacuée : le personnage raconte tantôt des bribes de sa vie à 40 ans, à 10 ans, à 80 ans, à 100 ans »

Comment être heureuse ?

Le personnage de Julie Le Breton traverse un siècle qui sera déterminant pour les droits des femmes ; le féminisme se tisse subtilement à travers les thématiques principales de la pièce, soit l’apparence, le vieillissement, le regret. Car ici le particulier rejoint l’universel et cette femme innommée représente l’archétype de la femme ordinaire, mondaine. Celle qui s’est construite selon l’image que sa mère, son père, puis son mari et ses enfants voulaient voir en la regardant. Celle qui a traversé la vie sans vraiment bénéficier de cette émancipation et dont les rêves se sont ternis au fil du temps pour laisser la place au mari qui l’étouffe de trop d’amour, aux six enfants qui siphonnent son énergie et aux sœurs et au frère qui n’ont pas connu le même succès qu’elle. Car elle est consciente de son privilège : elle habite une belle maison, elle possède une résidence secondaire sur le bord de la mer. Pourtant, la mélancolie ne la quitte pas – comment, alors, connaître le bonheur et vivre avec les regrets qui l’habitent ? Elle s’appuie, pour vivre, sur Les dix commandements pour être heureuse de la chroniqueuse américaine Elizabeth Meriwether Gilmer, mieux connue sous le nom de plume Dorothy Dix. Ils apparaissent derrière elle, un à un, en anglais, et soutiennent ces tableaux qu’elle peint

La vie en tableaux

Ces commandements sont, en quelque sorte, le squelette autour duquel la vie de cette femme est racontée. Car il s’agit véritablement d’une narration dont la linéarité a été évacuée : le personnage raconte tantôt des bribes de sa vie à 40 ans, à 10 ans, à 80 ans, à 100 ans. Si l’idée est susceptible de porter à confusion, l’interprétation de Le Breton est juste et précise. Sa voix module selon la décennie racontée, et l’on reconnaît sans effort la voix aigüe de l’enfant, le ton mûr de la centenaire ou encore le débit rapide de la mère de famille pressée. L’insertion des commandements solidifie le nouage serré des tableaux racontés, mais le jeu habile de Le Breton ainsi que la qualité du texte de Jasmin rendent leur utilisation presque superflue. L’on saluera toutefois l’équilibre qu’ils confèrent à la pièce et le soutien qu’ils apportent à cette trame narrative qui se défait de la chronologie.

« Que sommes-nous, sinon l’amalgame de nos souvenirs et des images que les autres se sont fait de nous au cours de nos vies ? »

La pièce se termine avec une morale qui atténue la force narrative et l’originalité de l’esthétique : « je suis une seule », nous dit la femme qui achève son monologue en soulignant l’importance des moments de joie et de l’unicité de chaque vie humaine. Si la finale tombe à plat, Les dix commandements de Dorothy Dix impressionne par le talent de son interprète, la qualité du texte et les réflexions qu’il engendre ; que sommes-nous, sinon l’amalgame de nos souvenirs et des images que les autres se sont fait de nous au cours de nos vies ?


Dans la même édition