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Liberté d’indépendance

Paru en 1934, Les Demi-civilisés appelle à la modernisation du Canada-français par la liberté de pensée et l’indépendance d’esprit.

Alexandre Gontier | Le Délit

Parmi les précurseurs de la Révolution tranquille – que l’historiographie récente a généralement tendance à négliger au profit de figures politiques –, on compte le journaliste et auteur Jean-Charles Harvey. Rédacteur en chef au journal Le Soleil, il fait paraître en 1934 le roman Les Demi-civilisés, œuvre qui sera interdite par le cardinal-archevêque de Québec, Mgr Villeneuve, moins d’un mois après sa sortie.

Ce roman est l’occasion pour Harvey de se mettre partiellement en scène à travers le personnage de Max Hubert qui, comme l’auteur, est issu de milieux ruraux modestes et place sa liberté et son indépendance au sommet de ses priorités. Malgré ses origines, Max Hubert se taille petit à petit une place dans les castes petites-bourgeoises de la vieille capitale, y découvrant ceux auxquels il attribue le qualificatif de « Demi-civilisés ». Dans son roman, Harvey brosse un portrait peu élogieux de cette élite canadienne française, couche sociale dégénérée et domestiquée par la colonisation, cachant son absence de libre-pensée derrière son étalage de richesses. Pour Harvey, le peuple fut victime de son élite qui, au moment même de la Révolution américaine, abdiqua devant l’idéal de liberté nouvelle afin de conserver des « privilèges » ; en abdiquant, elle a maintenu les Canadiens français au rang de peuple de second ordre en Amérique du Nord.

« Le roman [Les Demi-civilisés] est l’occasion pour Harvey de se mettre partiellement en scène à travers le personnage de Max Hubert qui, comme l’auteur, est issu de milieux ruraux modestes et place sa liberté et son indépendance au sommet de ses priorités »

Les Demi-civilisés est une cinglante critique de l’idéologie cléricale qui domine au Québec et de ses effets néfastes sur le peuple. Contre cet état de fait, Max Hubert, archétype du libre penseur et de l’esprit indépendant, fonde avec quelques collaborateurs le journal Le vingtième siècle, lequel doit entamer la libération culturelle et intellectuelle des Canadiens français. À défaut d’un contexte intellectuel riche, l’objectif du journal est de transmettre les idées nouvelles directement au peuple. Lorsque l’un des rédacteurs du journal touche à la question religieuse dans un article mettant de l’avant la vision évangélique d’un Christ pauvre et populaire, le journal est victime d’une campagne de boycottage de la part des riches et influentes élites, tandis que la foi des plus cultivés et des plus pauvres envers Le vingtième siècle n’en est pas ébranlée. On ne change pas un peuple du jour au lendemain et il ne vaut rien de sacrifier son indépendance d’esprit, sachant que les idées arrivent souvent à bon port comme le prouve l’expérience du journal de Max Hubert.

L’indépendance d’esprit est garante de la liberté de pensée. Or, si la pensée est contrôlée par une autorité pour le bien de ses propres intérêts, on ne peut atteindre un quelconque stade de libération intellectuelle. Max Hubert admire les paysans canadiens français qui sont restés fiers, raisonnables et intelligents. Il aime cette terre qui l’a vu grandir et sur laquelle il a développé son désir de liberté et d’indépendance. La paysannerie est civilisée puisqu’elle a conservé son indépendance ; elle ne s’est pas souciée des nouveaux maîtres et elle est restée elle-même. Les demi-civilisés forment cette caste superficielle qui se conforte et se légitime dans le mythe de sa position sociale octroyée par la conquête et dans l’exaltation de dogmes religieux du siècle passé.

« Les Demi-civilisés est une cinglante critique de l’idéologie cléricale qui domine au Québec et de ses effets néfastes sur le peuple »

Un propos toujours plus d’actualité

L’indépendance telle que vue par Jean-Charles Harvey n’est pas à confondre avec l’indépendance politique du Québec. Harvey se disait d’ailleurs antiséparatiste, ayant publié un essai en 1963 intitulé Pourquoi je suis antiséparatiste, en réponse à celui de Marcel Chaput titré Pourquoi je suis séparatiste. L’indépendance promue dans Les demi-civilisés est une indépendance des individus qui s’exerce dans le cadre de leur liberté de pensée. Le propos de Jean-Charles Harvey est à cet effet toujours autant d’actualité, dans un contexte où nous questionnons l’indépendance des savoirs à l’université et dans la sphère médiatique. Lorsque Max Hubert se questionne sur son avenir et qu’il envisage une carrière dans le milieu académique, un professeur prêt à l’encourager questionne son caractère « frondeur » et son souci d’autonomie qu’il perçoit comme un obstacle. Le propre de l’université serait, selon lui, d’être gardienne de la tradition et de la « vérité ».

Le monde médiatique et politique est à l’heure actuelle empreint du débat sur la liberté d’expression dans le cadre universitaire. Le débat prend semble-t-il sa source dans des questions qui, loin d’être frivoles, ne sont du moins pas les plus cruciales en ce qui a trait à la pérennité de nos milieux éducationnels. L’hystérie autour du « mouvement des éveillés » invisibilise ces enjeux plus importants. Pendant que nos « Bock-Martineau » se penchent sur des questions qu’ils ne comprennent aucunement en confondant volontairement l’enjeu de la sensibilité de l’enseignement à de nouvelles réalités sociales et la « liberté d’expression », la véritable liberté de pensée et l’indépendance d’esprit dans nos universités écopent silencieusement. Pourquoi ne pas nous offusquer du financement par l’entreprise privée de chaires universitaires dont l’objectif (forcément inavoué) est d’orienter la recherche dans un sens précis ? Pourquoi nos « défenseurs de la nation » ne crient pas au scandale lorsqu’une compagnie implantée dans les paradis fiscaux faisant la promotion d’un mégaprojet polluant comme GNL Québec caresse l’idée de généreuses donations à l’Université du Québec à Chicoutimi pour « s’acheter » de l’acceptabilité sociale ? Pourquoi le déclin de la liberté académique ne serait-il pas analysé à l’aune du financement de la recherche vacillante ou de la recommandation d’un État comme le Japon de fermer 26 facultés de sciences humaines et sociales en 2015 ? La liberté d’expression telle que traitée actuellement – de manière superficielle et occultant les vrais enjeux – n’est en partie qu’un cache misère. Cette manière de traiter la liberté de pensée permet à plusieurs d’obtempérer à cet impératif de l’université comme gardienne des traditions. 

« Pourquoi le déclin de la liberté académique ne serait-il pas analysé à l’aune du financement de la recherche vacillante ou de la recommandation d’un État comme le Japon de fermer 26 facultés de sciences humaines et sociales en 2015 ? »

Harvey s’opposait à la tradition représentée sur le plan politique par l’abbé Lionel Groulx, qui souhaitait un État catholique et francophone. Harvey croyait en la modernité et en l’avancement des Canadiens français, ce qui passait selon lui par un système d’éducation indépendant du clergé. Il croyait tout autant en la libération économique et linguistique des Canadiens français. Aujourd’hui, cette indépendance devrait se manifester dans la promotion d’un sens critique. L’histoire qui serait enseignée seulement dans une perspective d’exaltation nationale ne ferait que mener progressivement la nation à sa perte. Cette nation qui, attachée à ses mythes et ses dogmes, cesserait de progresser. Nous ne devons pas nous enfermer dans certaines conceptions passéistes, mais plutôt cultiver un constant renouvellement par la remise en cause de ce qui doit l’être et par la conservation de ce qu’on juge juste et bon.

La caractère avant-gardiste de l’auteur

Harvey n’était pas un nationaliste comme on l’entendait dans les années 1930 et 1940. Son parcours intellectuel et le contexte de la Seconde Guerre mondiale l’amenait à se distancier du nationalisme de cette époque encore ancrée dans l’idéologie catholique et à y préférer le libéralisme et l’individualité. Cela n’est par ailleurs pas étranger au fait que Harvey fut l’un des seuls intellectuels canadiens français à soutenir ouvertement le général de Gaulle aux premiers temps de la guerre, tandis que bien des notables et religieux avaient un penchant pour Vichy, le maréchal Pétain et les autres régimes autoritaires ou totalitaires d’Europe. Harvey n’aimait pas moins le peuple canadien français dont il souhaitait voir s’accomplir la modernisation, pour laquelle autant les individus que l’État auraient un rôle à jouer. La publication des Demi-civilisés marqua Harvey du sceau de l’infréquentabilité. Il a dû remettre sa démission comme rédacteur en chef du Soleil à la suite de l’interdiction du roman par l’ecclésia religieuse de Québec. À l’image du héros de son roman, il est devenu rédacteur de son propre journal de combat, Le Jour, publié avec quelques collaborateurs de 1937 à 1946. Ce journal a contribué à l’émancipation de la presse à cette époque, où les principaux journaux à grand tirage sont soit entre les mains de l’Église ou de partis politiques. Toutefois, l’indépendance absolue n’était pas possible, comme en témoigne l’expérience du journal de Harvey, financé par de grands capitaux anglophones. La ligne éditoriale de la publication a dû donc tendre vers l’opinion de ces financiers à certaines occasions. 

« Harvey fut l’un des seuls intellectuels canadiens français à soutenir ouvertement le général de Gaulle aux premiers temps de la guerre, tandis que bien des notables et religieux avaient un penchant pour Vichy, le maréchal Pétain et les autres régimes autoritaires ou totalitaires d’Europe »

L’histoire de Jean-Charles Harvey nous démontre qu’on peut à tout le moins aspirer à une plus grande indépendance, autant à l’université que dans le monde journalistique. Les individus ont un grand rôle à jouer, en ce qu’ils disposent d’un libre-arbitre qui ne les oblige pas à accepter bêtement un état de fait non satisfaisant. Le libre-arbitre permet alors de choisir si nous souhaitons préserver nos convictions intactes ou nous retirer pour éviter un délit de conscience. Militer ou abdiquer ?


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