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Casque fa camion loi mille livret latin

Traduction : « C’est l’histoire de deux petites filles ».

Alexandre Gontier | Le Délit

Nous sommes en 2017, et les élections canadiennes battent leur plein. Si la course entre le parti libertaniste et le Nouveau-parti est serrée, une province paraît décidée à voter une fois de plus pour le parti chargé de représenter ses intérêts dans un Canada qui ne semble que trop souvent vouloir les oublier… Le Québec ? Non, il s’agit plutôt de l’archipel de Banane-banane, situé au nord de la Gaspésie, dont la langue donne son titre au présent article, mais aussi à la bande dessinée dont il est question. Pour des locuteur·rice·s du français, cette langue est étrangement familière et pourtant radicalement incompréhensible : « Le Canada nous déteste » devient « Si Canada poste noir », et « Mot-si grec Youtube » veut sûrement dire quelque chose comme « Mets-la [une vidéo] sur Youtube ». Football-Fantaisie, le titre de l’album, n’est d’ailleurs que le nom de l’une des villes de l’archipel, qui compte également Football-Marshall et Football-Simplement. Bien malin·gne qui dira le sens que Zviane donne à ces mots ; les lecteur·rice·s sont forcé·e·s de tenter de traduire la langue de Banane-banane en se fiant au contexte, et ce n’est souvent pas si simple ! C’est justement là que réside à mon sens l’un des grands plaisirs de cette œuvre : la babélisation que subit le français, dont on reconnaît les mots mais plus le sens, rend la lecture de cette « langue pas possible » étonnamment divertissante.

Football-Fantaisie n’est toutefois pas (qu’)une fiction politique : la campagne électorale et les manifestations faisant rage à Banane-banane ne font en fait qu’une toile de fond à l’histoire de Frédérique et d’Annabelle, deux jeunes filles (« mille livret latin », dans la langue locale) en cavale depuis qu’elles ont fui l’antre d’un authentique savant fou, robots tueurs compris. L’expérience, pour laquelle les enfants de douze et six ans faisaient office de cobayes, consiste grosso modo à leur conférer le pouvoir de réorganiser la matière. Bien entendu, un tel pouvoir se révèle rapidement dangereux, et Joan, l’ex-universitaire à l’origine du projet, sombre rapidement dans la paranoïa à l’idée que l’armée tente de lui dérober les résultats de ses recherches. Beaulieu, l’assistant du projet et lui-même le premier cobaye doté de cet incroyable pouvoir, trouve d’ailleurs la mort en tentant de libérer les deux jeunes filles, et ce, dès les premières planches. Apeurées, esseulées, perdues dans une ville où on ne parle pas leur langue, les deux fillettes tentent par tous les moyens de contacter le monde extérieur tout en échappant à leurs poursuivants.

« La facture graphique respire ce joyeux anarchisme du projet porté par Zviane »

De l’efficacité du récit

Zviane entremêle dans Football-Fantaisie plusieurs trames narratives, se bornant à un élément formel simple : le noir et blanc concerne les analepses qui mènent à la mort de Beaulieu, un personnage dont la mort annoncée devient de plus en plus tragique à mesure que sa vie nous est révélée. La couleur est réservée au présent des autres histoires qui se déroulent : la campagne électorale, la fuite des deux filles, les déboires de Joan, les manigances d’une vieille dame qui entraîne des rats, l’éveil politique d’Alice, une jeune banane-bananienne en butte à l’autorité, et j’en passe. Ces nombreuses trames se mélangent, se croisent à l’occasion, donnant parfois une impression de désordre qui est loin de nuire au plaisir de ce texte. Cet apparent désordre s’explique facilement lorsqu’on sait que Football-Fantaisie, le livre, est en quelque sorte l’intégrale d’un feuilleton publié par Zviane dans sa « revue » autopubliée La jungle. Dans la présentation de cette revue, l’autrice conclut en nous rappelant que « dans La jungle, il n’y a pas de règles ; c’est la jungle ! » On retrouve cette énergie dans Football-Fantaisie, dont la facture graphique respire ce joyeux anarchisme du projet porté par Zviane. Les dessins sont nerveux, les mouvements exagérés – les jambes dans les scènes de course occupent par exemple la moitié d’une case ou même d’une planche, en dépit de toute proportion. Ce style, qui peut sembler moins travaillé qu’un ancien album de l’autrice comme Les deuxièmes (2013) ou Apnée (2010), s’explique par un défi personnel : ne pas faire de crayonné – sorte de brouillon avant le dessin final –, mais travailler à l’encre tout de suite. L’esthétique de Zviane – qui se réinvente d’ailleurs de projet en projet – donne ici une impression d’urgence, de quasi-immédiateté parfaitement en phase avec le récit qui se déroule devant nous.

Histoire de langage(s)

Si la langue de Banane-banane, menacée par le français parlé dans le reste de ce drôle de Canada inventé par Zviane, est un élément important de cette œuvre, elle n’est en fait qu’un élément d’un thème plus vaste, à savoir une réflexion sur la langue que semble sous-tendre le texte en entier. En plus de cette langue, on trouve des personnages qui zozotent, qui parlent du nez, qui bégaient, qui utilisent la langue des signes québécoise, l’anglais… L’autrice remercie même quelqu’un pour les conseils sur l’hindi (à noter que l’auteur de ces lignes, il faut humblement l’avouer, n’a pas su repérer l’hindi dans le texte)! Le français lui-même est trituré selon un procédé simple, mais excessivement amusant : les personnages « parlent » le français selon leur niveau de maîtrise de cette langue. Ainsi, les participes passés, les homophones, les mots compliqués sont assujettis à l’identité des personnages d’une manière qui échappe – heureusement – au bête jugement de valeur. Il aurait été trop facile d’accentuer la bêtise de certains protagonistes par leur maîtrise inégale de la grammaire française, mais c’est là un piège que Zviane évite avec une élégance certaine : en généralisant le procédé, qui n’épargne finalement que très peu de personnages, l’œuvre en vient à rendre acceptable ce petit décalage par rapport à la norme. Anabelle, qui a six ans, prononce donc les mots de manière quasi-phonétique, ce qui ne fait que la rendre plus attachante encore. L’amoureuse de Beaulieu fait aussi des fautes, mais le texte ne lui en tient pas rigueur. Au même titre que la langue mystérieuse de Banane-banane, ce français légèrement à côté de celui qu’on doit parler à l’Académie est vivant, attachant, et beaucoup plus significatif qu’une langue qui chercherait à aplanir les différences linguistiques. 

« L’esthétique de Zviane – qui se réinvente d’ailleurs de projet en projet – donne ici une impression d’urgence, de quasi-immédiateté parfaitement en phase avec le récit qui se déroule devant nous »

C’est là, à mon sens, l’une des grandes réussites de Zviane : par des personnages hauts en couleurs, elle parvient non seulement à faire tenir une intrigue volontairement un peu bancale, mais aussi à faire de la langue, ou plutôt du langage, un matériau au service d’une œuvre intelligente, originale et excessivement réjouissante.


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