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Le Dune de Villeneuve

Retour sur une écocritique du colonialisme aux motifs stoïques et féminins.

Justine Lepic et Lucas Grobon

Dune (1965), de Frank Herbert, est un roman recélant une sublime complexité géopolitique, environnementale, anticoloniale, antireligieuse et met aussi en garde contre les plus grands crimes de l’ère moderne et de l’avenir : l’hubris, le fanatisme et le culte de la vitesse. Dune est un univers où l’humain a proscrit toute forme d’intelligence artificielle, et, ayant presque succombé à son avènement et à sa domination, a choisi de se réapproprier son esprit naturel. C’est l’histoire familiale de Paul Atréides (Timothée Chalamet), fils du Duc Leto Atréides (Oscar Isaac) et de Dame Jessica (Rebecca Ferguson), une sœur de l’ordre du Bene Gesserit(un ordre qui utilise leurs pouvoirs mystiques pour contrôler la politique de l’univers). Plus précisément, c’est l’histoire d’une querelle provoquée entre les maisons Harkonnen et Atréides pour le contrôle de la planète Arrakis et de sa production de l’épice (une ressource naturelle précieuse permettant un voyage interstellaire plus rapide et sécuritaire). C’est également l’origine de la création, par le Bene Gesserit, d’un messie qui unirait l’univers connu.

« Le Dune de Villeneuve, c’est aussi la cinématographie onirique des grands espaces »

Avec Dune (2021), Denis Villeneuve ne tombe pas dans le piège facile que la science-fiction tend souvent aux réalisateurs – le risque de perdre la complexité intellectuelle de l’œuvre au profit de l’action gratuite. Le primat est accordé à la complexité des personnages, à un esthétisme poétique lent et symbolique qui se fond magistralement au propos. Le réalisateur trouve des moyens habiles d’exposer l’histoire complexe de Dune de manière fluide. Ce faisant, Villeneuve propulse la science-fiction vers un nouveau sommet, mais y pose aussi ses bases en nous donnant à voir ce qu’elle devrait être. Car, outre le souci de formuler une certaine écocritique d’un capitalisme sauvage colonial, le Dune de Villeneuve se démarque par une apologie du stoïcisme et une valorisation du pouvoir féminin à même la forme de l’œuvre. C’est ce souci accordé à la forme qui vient cimenter Dune comme véritable œuvre d’art.

Stoïcisme, Gom Jabbar et pouvoir féminin

Depuis les stoïciens Zénon et Sénèque, cette tendance à la démesure a tenté d’être matée par la modération, la sagesse, la justice et la grandeur d’âme. Par la puissance de son esprit, le stoïcien parvient à modérer les pulsions du corps. Dans l’univers de Dune, les Harkonnen et leur Baron Vladimir (Stellan Skarsgaard) incarnent cette démesure alors que la maison Atréides  représente cette modération stoïque qui recherche la tranquillité de l’âme.

Car si dans Dune l’hubris tue la raison, il nous est rappelé, par la scène du Gom Jabbar (un test de résistance à la douleur), que la peur et la douleur la tuent aussi. Il sera donc question pour Paul d’endurer la torture extrême du test et montrer qu’il est différent d’un être de pulsions pour faire face à son destin. Le symbolisme que le lieu de l’ancienne bibliothèque révèle dans cette scène en est un de savoir ancestral ; une transmission intergénérationnelle du contrôle du corps par l’esprit pour dominer la mort. La vision de Villeneuve consistait peut-être à associer la douleur du Gom Jabbar au lien mère-fils et tout ce qu’il comporte de métaphorique dans le fait d’enfanter douloureusement. En faisant en sorte que la mère de Paul se torde de douleur en même temps que son fils qui a les mains sur son ventre (rappelant un accouchement métaphorique), l’actrice Rebecca Ferguson donne à voir la puissance du lien métaphysique maternel et celle du féminin. C’est un contraste entre désir de pouvoir et puissance maternelle que nous donne à voir cette scène. Il faut mentionner que, dans le Dune de Herbert, il y a une haute importance accordée au fait de posséder un équilibre entre le féminin et le masculin à l’intérieur de l’âme. Le Bene Gesserit croit que Paul est le Kwisatz Haderach, c’est-à-dire un messie-oracle génétiquement manipulé au fil du temps par l’ordre et qui aurait atteint, finalement, une perfection grâce à sa capacité de posséder le savoir intergénérationnel de la branche généalogique féminine et masculine de sa lignée afin de mieux anticiper les possibilités de futurs. Paul voit donc mieux le futur qu’une sœur du Bene Gesseritparce qu’il possède cet équilibre ancestral hybride, sa mère lui ayant transmis son pouvoir féminin.

« Depuis les stoïciens Zénon et Sénèque, cette tendance à la démesure a tenté d’être matée par la modération, la sagesse, la justice et la grandeur d’âme »

Mais le Dune de Villeneuve, c’est aussi la cinématographie onirique des grands espaces. Une poétique de la lenteur, de la petitesse de l’homme. Une cinématographie qui nous renvoie au grain de sable dans la dune, à la dune dans le désert, au désert sur la planète et à la planète en tant que grain de sable dans l’univers. Or, cette nature ne semble pas trop grande pour Paul ; il n’est pas perdu et sans solution vis-à-vis d’elle. Il s’y résigne. L’accepte. Il la respecte, là où les Harkonnen cherchent à la contrôler, à l’épuiser à profit ; épuiser cette lenteur par désir de vitesse. La domination de Paul envers elle en est une de tranquillité plutôt que de violence. Il est calme, tout comme le stoïcien antique, au regard de l’inévitable puissance de la nature sur son destin. Il le dit lui-même : « Je fais partie d’un plan . » Paul est un antihéros qui ne désire pas le devenir. C’est l’humain et non pas la nature qu’il dominera sur Arrakis plutôt que d’y forger une alliance pacifique telle que le stoïcisme de son père lui recommandait. Ultimement, c’est l’idée d’une instrumentalisation colonialiste qui est à l’œuvre, et les préceptes du troubadour Gurney Halleck (Josh Brolin) de se battre seulement « quand il le faut » seront oubliés. Il sera corrompu par la puissance de la planète. Mais cette première partie nous montre simplement le moment charnière où la dichotomie entre stoïcisme et fantasme l’assaillit.

« Villeneuve propulse la science-fiction vers un nouveau sommet, mais y pose aussi ses bases en nous donnant à voir ce qu’elle devrait être »

L’ancestral et le symbolisme animal

Villeneuve reporte également en images un symbolisme ancestral par les décors et l’architecture antique propres à sa vision. Une architecture mésopotamienne, des fresques murales à l’esthétique ancienne et la présence d’ornementations animalières singulières à la famille Atréides amènent le public à y percevoir cette temporalité ancestrale et même généalogique. Car si le Gom Jabbar mettait en évidence le stoïcisme et la généalogie féminine de Paul, c’est par le motif récurrent du taureau que Villeneuve nous informe sur son penchant masculin. Le grand-père de Paul combattait les taureaux et plusieurs scènes donnent à voir ce motif comme une représentation du stoïcisme. Lorsque Paul regarde une figurine d’un combattant face à un taureau, c’est l’idée qu’il doit apprivoiser ses peurs qui est, selon moi, symboliquement mise de l’avant. Quand la tête de taureau est transportée sur Arrakis avec la famille Atréides, c’est la notion de ces valeurs familiales, de ce bagage hérité qui voyage avec eux, c’est-à-dire l’homme stoïque face à l’animal. La scène où le Duc Leto, dénudé et surplombé par cette même tête de taureau, fait face au Baron Harkonnen, qui, semblable à un porc, engloutit un repas immense devant lui, semble être une façon symbolique pour Villeneuve d’afficher cette dualité entre celui qui modère ses pulsions et l’autre qui en est l’esclave. Par la suite, le Baron Harkonnen paraît même être dépeint comme une coquerelle ou un hippopotame.

Certains critiques du film tentent d’associer le trope du « sauveur occidental » à Paul. Cependant, puisque celui-ci est un tyran en devenir, il ne s’agissait pas pour Villeneuve de mettre en scène un personnage se voulant « sauveur », mais davantage de critiquer les dangers de ce qu’un dirigeant charismatique peut faire : pousser un peuple autochtone stoïque et pacifiste au djihad génocidaire. Pour l’adaptation de ces nuances à l’écran par une mise en scène symboliste et une direction juste de ses acteurs, Denis Villeneuve se démarque encore par sa vision sérieuse du septième art en lui nouant un aspect littéraire, voire poétique.

Dune est en salle depuis le 22 octobre. La deuxième partie sortira en 2023.


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