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Un classique de la littérature québécoise au cinéma.

Alexandre Gontier | Le Délit

Il y a un certain plaisir à connaître d’avance l’histoire qui nous sera contée. Qu’il s’agisse d’une blague, d’un conte, ou d’une anecdote maintes et maintes fois répétée, l’impression de déjà-vu, déjà-lu ou déjà-entendu vient avec un je-ne-sais-quoi de rassurant, comme le retour des saisons. On pardonnera le lyrisme de cette entrée en matière, car l’image est en quelque sorte commandée par le Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote : le retour des saisons, c’est un peu le moteur de cette vieille histoire. Une quatrième adaptation au grand écran du roman de Louis Hémon, maintenant centenaire, comme un bon exemple – certes pas le premier – qu’une histoire déjà racontée n’est pas toujours source d’exaspération.

Que l’on ait lu ou pas le roman, on a souvent une vague idée de ce qu’est Maria Chapdelaine : une jeune femme, Maria, approche de l’âge adulte dans son « pays de Québec » en pleine colonisation, près du Lac St-Jean. Suivant un père qui semble plus intéressé par le défrichage que par l’agriculture, prêt à quitter trois fois sa terre après l’avoir dégagée, la famille Chapdelaine est maintenant loin de tout, ne pouvant même pas « faire leur religion » tous les dimanches parce que maintenant trop éloignée de l’église. Malgré cet éloignement, ce sont trois prétendants qui se disputeront – sans trop d’âpreté, tout de même – le cœur de Maria, lui offrant trois vies complètement différentes. Entre François Paradis et sa vie de coureur des bois, Lorenzo Surprenant et la richesse des grandes villes des États-Unis, et Eutrope Gagnon et la promesse d’un avenir pareil à sa vie de toujours, pour le meilleur et pour le pire, Maria devra choisir. Au-delà de cette histoire d’amour, le roman de Louis Hémon raconte aussi, et surtout, la vie des colons, leurs habitudes, leurs difficultés. Cette dimension, mineure dans les adaptations antérieures, est essentielle dans le film de Pilote, qui travaille la question du territoire et de son occupation dans la plupart de ses films. À titre d’exemple, rappelons que dans La disparition des lucioles – le troisième film de Pilote – c’est évidemment l’activité humaine qui dénature le territoire en faisant fuir les mystérieux insectes.

Ainsi, les plans qui montrent l’immensité de ce territoire ne sont pas rares dans ce film : bien que les personnages n’en soient jamais tout à fait absents, ils sont souvent presque avalés par la neige, par la forêt, par cette terre qu’ils essaient tant bien que mal de dompter. Ces images comptent certainement parmi les plus belles du film, qui les multiplie sans donner l’impression d’en abuser. Peut-être, au contraire, que cet excès de paysages sert le film, rappelle d’une certaine manière la folie de l’entreprise coloniale en en miniaturisant les acteurs. La maison des Chapdelaine est complètement isolée, et la lisière de la forêt qui entoure leur concession est toujours là pour le rappeler. À ces images d’une ampleur impressionnante s’opposent les scènes tournées dans la maison, dont l’éclairage à la bougie renforce l’impression d’emprisonnement, particulièrement lors des scènes de tempête qui sont nombreuses. Autre bon coup de la caméra : la focalisation presque permanente sur Maria, qui occupe souvent le milieu de l’écran. C’est là une façon simple mais efficace de laisser de la place à un personnage assez peu loquace.

Il aurait pu être tentant de donner plus de répliques à la protagoniste, d’autant plus que l’interprétation de Sara Montpetit, extrêmement touchante, aurait sans doute rendu ce choix plus intéressant encore. À part quelques répliques qui remplacent le monologue interne que nous offrait le roman, le film fait preuve d’une grande fidélité à l’égard de son matériau source, n’effectuant que quelques subtiles modifications. Les personnages sont évidemment très près de ceux de Hémon, mais ce sont surtout les dialogues qui raviront ceux et celles qui ont le livre en mémoire. Livrées dans une langue datée, qui coule pourtant de source, les répliques sont souvent tirées du roman à la virgule près. Encore une fois, le charme opère et c’est avec plaisir que l’on reconnait telle ou telle phrase. La fidélité au roman invite à se concentrer sur ce qui compte vraiment dans ce film : le jeu des acteur·rice·s, la beauté des images, le rythme du récit. En entrevue, le réalisateur évoquait justement que « l’histoire » peut avoir tendance à fausser l’appréciation du cinéma ; cette position devient plus convaincante à l’écoute de son Maria Chapdelaine.

Parmi les changements évoqués, l’on remarque notamment une certaine « épuration » en ce qui concerne la présence de la religion. Le film s’ouvre bien sûr sur la fin d’une messe à Péribonka – l’on entend même le « Ite messa est », incipit du roman – et les personnages regrettent l’éloignement qui complique leur devoir de chrétien·ne·s, mais on sent tout de même une volonté de diluer ce devoir. Le père Chapdelaine ne fredonne pas de chants sacrés, l’on s’attarde moins que dans le roman sur le désir d’aller à la messe de minuit et Maria ne fait pas ses mille Ave Maria à la veille de Noël. Que cet aspect soit moins appuyé, on ne le regrette pas, surtout lors de la scène de Noël où le patriarche entame un chant folklorique, a capella, pour sa famille : il s’agit sans conteste de l’une des plus belles scènes, et l’effet n’aurait sans doute pas été le même avec un « Dans cette étable / Que Jésus est charmant ! »

Une sensibilité bienvenue à l’égard des peuples autochtones traverse également le film, ce qui constitue une autre différence par rapport au livre ; différence subtile, certes, mais importante. Une mention précède d’ailleurs les premiers plans, avertissant l’audience du choix de conserver un certain terme pour parler des Autochtones, déplorable mais fidèle à la langue de l’époque comme à celle du livre. Le personnage de François Paradis semble d’ailleurs particulièrement bienveillant envers ceux et celles qu’il décrit à un moment comme ses ami·e·s. On l’entend même dire une phrase dans une langue autochtone, ce qui donne une profondeur supplémentaire à ce coureur des bois. Finalement, dans une scène brève mais frappante, Maria et son père croisent un couple d’Autochtones en revenant du village et échangent un long regard avec eux, comme un rappel au public de la présence des Premiers Peuples. Sans dénaturer l’histoire, Sébastien Pilote aura trouvé une manière de réactiver la mémoire de la présence autochtone sur ce territoire, présence qu’un certain canon québécois a violemment contribué à effacer.

Le film de Sébastien Pilote, par les prouesses techniques qui y sont mobilisées, par la sensibilité évidente – et bienvenue – à l’égard de la question autochtone, prend le mythe de Maria Chapdelaine, le roman originel et ses nombreuses adaptations pour en faire une œuvre digne de ce nom. Il y a un confort à se laisser bercer par cette histoire racontée encore et encore. Comme le mentionne le réalisateur, ce n’est que lorsque l’histoire est connue d’avance qu’on peut enfin se concentrer réellement sur la manière dont elle nous est racontée. Et dans le cas de cette adaptation, c’est en s’attardant à la narration, à la beauté des images, à la trame sonore d’une grande justesse et à des acteur·rice·s impressionnant·e·s qu’on l’apprécie à sa juste valeur.


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