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Duplessis : précurseur de la fin d’une époque

Un rappel que l’histoire ne s’écrit pas seulement à travers l’action de quelques hommes. 

Alexandre Gontier | Le Délit

62 ans après son décès, Maurice Duplessis redevient la coqueluche des un·e·s et l’épouvantail des autres, à l’image de nombres de figures historiques instrumentalisées et dénaturées à des fins politiques modernes. Il devient essentiel dans ce contexte de ramener les choses en perspective en cassant le mythe de la Grande Noirceur, érigé comme antithèse de la Révolution tranquille et qui définit la période du second mandat de Duplessis de 1944 à 1959. En effet, cette appellation ne suffit pas à rendre compte de la réalité politique de cette époque. Le Québec de ce temps était dirigé par un gouvernement de notables qui tentait de maintenir la gestion libérale orthodoxe de l’économie, laquelle présuppose que le grand capital se charge du développement économique et que le rôle du gouvernement soit cantonné au déploiement d’infrastructures. Le concept de la Grande Noirceur, dans lequel les Québécois·es se représentent eux·lles-mêmes comme des arriéré·e·s, des ruraux·les ou bien des fanatiques de la religion catholique, est par rapport à un bon nombre de points une perspective anhistorique, comme le souligne le sociologue Gérard Bouchard. Il rappelle entre autres que dès la décennie 1911–1921, la majorité de la population québécoise vivait déjà en milieu urbain et que plusieurs changements sociaux attribués à la Révolution tranquille se déroulèrent plusieurs décennies avant celle-ci.

« 62 ans après son décès, Maurice Duplessis redevient la coqueluche des un·e·s et l’épouvantail des autres »

Au moment de la période duplessiste (1944–1959), le Québec était depuis longtemps sur la route de la modernité. Dans ce contexte, le gouvernement de l’Union nationale représentait différents intérêts, notamment ceux résistant au keynésianisme, lequel prône l’interventionnisme économique de l’État. Si on peut être nuancé·e sur la nature d’une « Grande Noirceur », il demeure cependant curieux de constater que bon nombre de personnes sont tentées de réhabiliter la mémoire de Duplessis à un point tel qu’on voudrait le faire passer comme étant un précurseur de la Révolution tranquille.

L’esprit de la Révolution tranquille

Dans le contexte de l’après-guerre, la Révolution tranquille fut la manifestation du tournant providentialiste que prit l’État québécois. Cette période fut tout autant caractérisée par un fort sentiment nationaliste qui devint un outil du développement collectif des Québécois·es.

« Il est erroné d’affirmer que Duplessis était un précurseur de la Révolution tranquille sur la seule base qu’il défendait l’autonomie provinciale »

Il est hautement erroné d’affirmer que Duplessis était un précurseur de la Révolution tranquille sur la seule base qu’il défendait l’autonomie provinciale. Duplessis n’incarnait ni de près ni de loin l’esprit de la Révolution tranquille. Cette période ne se limite en aucun cas à la défense de l’autonomie du Québec au sein du fédéralisme canadien ; si c’était le cas, à peu près tous les premiers ministres nationalistes depuis Honoré Mercier – considéré comme l’un des premiers à parler activement de l’autonomie provinciale – seraient des précurseurs de la Révolution tranquille. Duplessis défendait les principes constitutionnels de 1867, c’est-à-dire la stricte séparation des pouvoirs entre les ordres de gouvernement. S’il a fait des gains pour le gouvernement québécois, c’était pour rétablir l’équilibre des compétences. Le nationalisme de Duplessis était bigarré : tantôt servant à des fins politiques, tantôt servant à la défense de la « race canadienne-française et catholique », soit la vision dépassée des Québécois·es entretenue à l’époque par les notables et promue par l’Union nationale.

Le nationalisme servi par la classe politique qui succéda à la période duplessiste était autrement plus revendicateur et cherchait à outrepasser les limites imposées par la Constitution à un moment où le Québec se définissait de plus en plus comme nation. Au contraire, Duplessis était ancré dans le libéralisme économique orthodoxe et refusa de moderniser l’appareil gouvernemental québécois et de le tourner vers une politique providentialiste, ce virage ayant constitué l’une des grandes réalisations de la décennie 1960. La seule Grande Noirceur qui ait existé fut la vision que l’Union nationale projetait de la société québécoise. 

Pendant ce temps, la société civile était déjà tournée vers l’avenir. Depuis les années 1930, des intellectuels comme le journaliste Jean-Charles Harvey, que l’on peut véritablement qualifier de précurseur de la Révolution tranquille, s’attelaient à critiquer l’état des choses et à dénoncer le régime politique dans lequel des idées nouvelles peinaient à émerger, entre autres en raison de la censure ecclésiastique. Le début des années 1960 marque donc le moment où le gouvernement redevient en quelque sorte cohérent avec l’état du reste de la société. 

« Le nationalisme qui succéda à la période duplessiste était autrement plus revendicateur et cherchait à outrepasser les limites imposées par la Constitution »

Au-delà du mythe

Si la Révolution tranquille n’est pas aussi mythique que la Grande Noirceur, elle ne possède pas moins d’éléments relevant de la construction mythologique. On ne la doit pas miraculeusement à une équipe gouvernementale du tonnerre ni seulement à un groupe restreint de technocrates. Comme souvent, le discours dominant néglige l’action de la société civile dans la modernisation du Québec. Je ne parle pas seulement de quelques artistes et intellectuels en marge à cette époque tels les signataires du Refus global en 1948. C’est à travers les grandes grèves et la lutte syndicale, notamment au sein de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, devenue la CSN en 1960) – qui était déjà largement dépourvue de son caractère catholique à l’exception de la présence dans ses rangs d’un aumônier durant les années 1950 –, que la Révolution tranquille s’est véritablement déployée. 

Durant la période duplessiste, c’est l’Union nationale qui tendait à présenter le Québec comme un endroit « préservé d’influences occultes » où le monde traditionnel pouvait triompher, alors que le monde avait déjà bien changé dans la réalité. On peut défaire les mythes et concevoir cette période en termes moins idéologiques. Cela dit, tenir un discours plus nuancé ne devrait pas concourir à la réinvention de l’histoire. En agissant ainsi, on finit par enchaîner les contradictions historiques. Le discours nationaliste du premier ministre François Legault en témoigne, lui qui souhaiterait à la fois se réclamer de René Lévesque, de Robert Bourassa et de Maurice Duplessis.


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