Aller au contenu

Résister à l’embourgeoisement

Retour sur la conversation « Quartiers racialisés, puis embourgeoisés » de « L’université autrement ».

Aya Hamdan

« L’université autrement : dans les cafés » est une série de conférences prenant la forme de discussions. Ce projet de l’Université Concordia s’installe dans des espaces communautaires montréalais pour rendre plus facile l’accès à l’apprentissage continu. Cette problématique de l’accessibilité est justement au cœur des conversations proposées, en s’interrogeant sur les mécanismes de l’exclusion urbaine, politique et économique des communautés marginalisées et sur de potentielles solutions face à cette ségrégation. 

 

C’est sur le thème de l’exclusion urbaine à travers l’embourgeoisement de certains quartiers montréalais que la première conversation portait. L’embourgeoisement (ou gentrification, ndlr) décrit un processus de transformation du profil économique et social d’un quartier urbain ancien au profit d’une classe sociale supérieure. Ce processus comporte ainsi un avant et un après. 

 

Quartiers racialisés…

 

L’embourgeoisement affecte des quartiers auparavant relégués, qui accueillaient des populations précaires et exclues des services de transport public. L’une des participantes à la conversation mentionne l’exemple du quartier historique de la Petite-Bourgogne, situé dans l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal, au nord du canal de Lachine. À la fin du 19e siècle, le quartier avait une vocation principalement industrielle et accueillait une population noire anglophone de classe ouvrière. Il était donc touché par une exclusion économique, puisque nombreux·ses de ses habitant·e·s étaient en situation de précarité ; par une exclusion linguistique, puisque à cette époque Montréal était essentiellement francophone ; et enfin par une exclusion raciale, puisque les populations immigrantes noires y étaient mises à l’écart. 

 

Dans les années 1960, la Ville de Montréal choisit de construire des logements sociaux dans la Petite-Bourgogne. Cependant, l’industrie proche du canal de Lachine est en perte de vitesse, conduisant à la fermeture de ce dernier en 1970. La ville a donc institutionnalisé l’implantation de populations précaires dans cet espace sans pour autant penser une politique de redynamisation économique. L’un des participants à la conversation conclut ainsi que ce qui devait être une politique de renouvellement urbain n’a fait que reproduire les anciens stigmates attachés au quartier, à savoir une double exclusion raciale et économique.

 

… puis embourgeoisés

 

Des programmes de rénovation urbaine ont parfois été entrepris par la Ville afin de restaurer l’habitat physique de ces quartiers délabrés et les services qui y sont offerts. Ce mécanisme contribue cependant à l’embourgeoisement des quartiers, puisque la destruction de logements populaires au profit d’un habitat plus haut de gamme augmente le prix du foncier. 

 

Les classes sociales inférieures sont alors chassées de leur chez-soi puisque, d’une part, le coût de leur logement devient trop élevé, et d’autre part, les commerces qui viennent s’installer ne correspondent pas au pouvoir d’achat local. Les populations précaires sont reléguées à des zones périurbains plus excentrés, ce qui renforce les obstacles à l’ascension sociale de ces populations. De nouveau, le quartier de la Petite-Bourgogne est cité par les participant·e·s à la conversation. En effet, la construction de condominiums (c’est-à-dire d’immeubles détenus en copropriété divisée) dans les années 2000 a eu pour effet d’exclure les populations précaires, touchant de manière disproportionnée les populations racisées. Tandis que la communauté noire constituait jusqu’alors la majorité de la population, elle ne représentait plus que 18% des habitant·e·s de la Petite-Bourgogne en 2018 selon une enquête statistique réalisée par la Coalition de la Petite-Bourgogne

 

L’Université McGill partage d’ailleurs la responsabilité de l’embourgeoisement de ce quartier, puisque le choix d’installer la résidence étudiante Solin Hall près du métro Lionel-Groulx a apporté une nouvelle population étudiante, plus jeune, souvent aisée ou en tous cas consommatrice de loisirs, surélevant ainsi le niveau de vie d’une partie de la Petite-Bourgogne. C’est le même phénomène qui est décrit au sein de Milton Parc, ancien quartier populaire, devenu un berceau de la contreculture puis ce quartier étudiant peu abordable que nous connaissons désormais sous le nom hasardeux de Ghetto McGill.

 

Certain·e·s participant·e·s à la conférence de « L’université autrement » proposent ainsi de réserver des espaces dans chaque quartier pour des logements sociaux, mais les réactions sont controversées. Si ces logements assurent une certaine sécurité aux populations les plus précaires, ils renforcent également le contrôle qu’a la municipalité sur les individus. C’est en effet la municipalité qui définit les critères d’éligibilité aux logements sociaux, qui encadre la procédure d’admission et qui évalue la demande. Or, dans un contexte de défiance envers des institutions systémiquement racistes, cette dépendance à la municipalité est rejetée. De même, plusieurs habitant·e·s de Montréal Nord témoignent de leur tiraillement personnel face aux travaux de rénovation : d’une part, il·elle·s sont heureux·ses de voir que leur quartier est économiquement redynamisé par les politiques de la Ville, et symboliquement revalorisé. Cependant, la transformation de ces quartiers n’est pas, la plupart du temps, faite au profit des habitant·e·s actuel·le·s, mais souhaite plutôt attirer une population plus aisée. Les habitant·e·s précaires connaissent donc une frustration économique à cause de l’arrivée de nouveaux commerces ciblant uniquement la classe moyenne, et non les ancien·ne·s habitant·e·s plus précaires.

 

Résistances urbaines

 

Plusieurs questions se posent alors : comment participer à la transformation de son propre quartier ? Comment faire pour améliorer ce qui est existant et pour en faire profiter les personnes qui y résident ? Des personnes dans l’audience insistent sur la nécessaire participation citoyenne à ces plans de redynamisation urbaine. Les habitant·e·s devraient être sondé·e·s par la municipalité, afin que celle-ci prenne en compte la réalité des personnes qui y vivent, « experts de leurs espaces ». Il s’agirait ainsi de combler les besoins de base des populations, en termes de logement, d’accès à la santé et à la nourriture. Par exemple, des contraintes pourraient être appliquées au marché immobilier, en imposant un loyer plafond. 

 

L’implication citoyenne est ainsi au cœur des projets d’urbanisme participatifs. Par exemple, juste au sud de la Petite Bourgogne, les habitant·e·s de Pointe-Saint-Charles s’organisent contre l’embourgeoisement grâce à leur Opération populaire d’aménagement (OPA). Ce groupe tente de s’approprier collectivement et citoyennement l’aménagement du quartier, afin de répondre aux besoins tant présents que futurs de sa population. Leur action est cependant limitée par les contraintes du terrain, puisque les besoins citoyens sont à concilier avec les enjeux capitalistes des promoteurs, et les enjeux électoraux de la municipalité. L’engagement politique traditionnel n’est donc pas toujours la manière la plus efficace pour faire entendre sa voix en tant que citoyen. 

 

Reste ainsi un engagement politique plus concret. La résistance urbaine consiste avant tout en l’occupation de l’espace menacé et en sa réappropriation pour valoriser les initiatives locales. Le lieu où se tient la conversation en est un exemple : la librairie Racines 2.0, fondée par Gabriella « Kinté » Garbeau, est devenue un incontournable de la rue de Charleroi.  Ouverte en 2017, elle propose une « littérature diverse, par et sur les communautés racisé·e·s », afin de « mettre de l’avant les histoires, les cultures et les conditions de vies des personnes racisé·e·s. ». Cette librairie incarne la résistance des populations locales face à l’embourgeoisement, en s’appropriant un lieu dont le public cible est précisément les habitant·e·s de ce quartier. Mais Gabriella « Kinté » explique que cette initiative n’a pas été de tout repos, puisqu’il a fallu faire face au manque de financement, et surtout au discrédit porté envers son projet. Si l’expérience a pu tout de même se poursuivre, c’est, selon la fondatrice, grâce au soutien de la communauté. Son nouveau projet est ainsi de documenter la créativité existant dans le quartier, afin de proposer des modèles auxquels les plus jeunes pourront s’identifier lorsqu’ils·elles souhaiteront proposer leur propre initiative. 

 

Finalement, l’enjeu premier reste celui de l’occupation de l’espace. C’est une lutte des habitant·e·s pour conserver la dignité de leur quartier, tout en se l’appropriant pour consolider un « chez-soi ». Ce cycle de discussions de « L’université autrement : dans les cafés » participe ainsi à cette résistance, en proposant des conversations sans hiérarchie dispositionnelle ni statutaire, centrée sur l’expérience vécue des habitants. Qu’attendez-vous pour y assister ?

 


Articles en lien