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Dieu est plus grand

Conséquences de l’obsession occidentale pour l’islam sur des vécus intersectionnels.

Évangéline Durand-Allizé

Le 15 janvier dernier, j’assistais à une conférence donnée à l’UQAM intitulée « À l’intersection de l’islamophobie et de l’hétérocissexisme : récits de résilience de huit personnes LGBTQ+ musulmanes vivant à Montréal ».

Je suis moi-même une personne queer, immigrante d’Afrique du Nord, vivant à Montréal. Je ne suis pas croyant, mais je me définis comme musulman de culture, car c’est un aspect intégrant de mon éducation et de mon identité et qui représente beaucoup plus pour moi qu’une simple croyance religieuse.

Cette conférence représentait donc pour moi une occasion précieuse et assez rare de voir mon expérience représentée et abordée dans l’espace public, à travers des récits de personnes qui ont potentiellement un vécu similaire au mien. Tout le monde a une identité, mais certaines sont plus politiques que d’autres, car elles sont liées à des structures de pouvoir qui les dépassent, qui souvent les marquent au fer…et ça fait mal. Ce genre de moments est l’occasion pour moi de soulager cette douleur existentielle, identitaire et politique que je ressens, car ceux-ci me permettent de sortir de ma solitude, de rencontrer des gens qui comprennent cette peine et cette douleur, avec l’espoir, peut-être, de construire une communauté de soutien et d’amour.

Se trouver de tels espaces peut s’avérer vital dans certaines situations où des structures comme la famille, censée apporter ce soutien et cet amour, ne sont pas en mesure de remplir leur rôle. L’expérience du rejet familial ou de la non-acceptation est très répandue dans les expériences LGBTQI+, plaçant ainsi de nombreuses personnes queers dans une situation de précarité relationnelle et émotionnelle, et de solitude ; car notre différence est trop grande, trop inacceptable. Dans ma culture, la famille est une structure centrale et fondamentale, soudée, solidaire, aimante, joyeuse, festive. Son rejet peut donc être vécu de manière bien plus aiguë et déchirante que dans des cultures occidentales plus individualistes et atomisées, où la famille occupe une place différente. Ainsi, une communauté de vécus et d’affinités a le beau potentiel de combler ce vide et de devenir une nouvelle famille, choisie, qui vient, non pas nécessairement remplacer, mais compléter la famille biologique.

Tout cela pour dire que ce moment d’échange salutaire et de retrouvailles « alterfamiliales » n’a jamais eu lieu. Il nous a été confisqué par un groupe de personnes dans l’assemblée se disant antithéistes qui ont monopolisé la parole pour tenter de nous enseigner, peut-être de bonne foi, à quel point l’islam et le Coran sont hostiles à l’homosexualité et nous apporter la libération qu’ils pensaient nous offrir. Il s’agissait d’une demi-douzaine d’hommes et de femmes québécois·e·s de souche  qui exprimaient leur refus de concevoir la possibilité d’une existence musulmane et queer, en prenant pour appui tantôt d’obscurs versets coraniques, tantôt des lois homophobes dans certains pays du Moyen-Orient. Ou comment amalgamer complètement islam, musulman·e·s, textes sacrés, pays musulmans et expériences LGBTQI+, tant leur imaginaire est conditionné par des récits occidentaux très enracinés, fait d’amalgames et de clichés, opposant dans ce cas-ci un Québec libéré de la religion grâce à la Révolution tranquille à un Orient encore plongé dans les abîmes. L’une de ces personnes, assise à côté de moi, s’empressait de sortir de son sac un dossier papier intitulé « L’homosexualité selon l’islam » avec un corpus de versets et d’interprétations, et de citer le verset 5 de la Sourate 4 de la section 10 du chapitre 25 de l’Évangile selon Mohammed, dans une conférence ayant pour sujet les récits de résilience de huit personnes queers qui s’avèrent être musulmanes. Ce n’étaient clairement pas ces expériences de vie difficiles, éprouvantes et réduites au silence qui intéressaient ces personnes, mais plutôt l’occasion de prouver leur point— en prenant toute la place qu’il leur fallait—, et de montrer que l’islam est une religion rétrograde, dans une salle où étaient présentes des dizaines de personnes LGBTQI+ pour qui l’islam et/ou la culture musulmane ont une valeur affective importante.

Réduire pour juger

Autant je pense que le débat d’idées, et notamment le débat sur la religion, sont importants — je suis moi-même assez critique des religions — autant je refuse que nos existences et nos vies soient réduites à un débat théologique et que nos espaces soient parasités par des individus qui ne comprennent pas la nature douloureuse de nos expériences et refusent de nous écouter. On peut débattre d’idées, et la religion est un corpus d’idées, mais nos existences et nos vies ne sont pas de cette nature, elles sont bien réelles et ont des conséquences très matérielles. En parler exige une éthique du dialogue rigoureuse et empathique basée avant toute chose sur l’écoute des concerné·e·s, le but n’étant pas d’avoir raison ou de faire son point, mais d’apprendre à propos d’une expérience de vie que tout le monde ne traverse pas, de combler une méconnaissance qui n’est pas une honte.

Cette polémique a été assurément frustrante, car elle n’a permis ni aux concerné·e·s de se retrouver, ni aux non-concerné·e·s d’apprendre. Elle m’a néanmoins beaucoup fait réfléchir à mon histoire et mon rapport houleux et conflictuel avec Dieu, au dilemme que j’ai vécu entre être musulman·e et être LGBTQI+. Et petit spoiler qu’il faut visiblement encore rappeler : les deux sont parfaitement compatibles ! Car qui a dit qu’être musulman·e signifiait être lié·e à la virgule près à un texte révélé il y a une dizaine de siècles ? Être musulman·e renvoie certes à un rapport à une religion, mais cette signification s’est considérablement enrichie avec le temps dans un sens plus agentif, plus créatif et plus libre, comme cela est en réalité le cas pour beaucoup d’autres allégeances religieuses ou non religieuses. Après tout, y a‑t-il un sens unique au fait d’être chrétien·ne, juif·ve, bouddhiste ou même athée, pour ne citer que ces croyances ?

Mais dans les pays occidentaux, l’islam n’est pas une religion comme une autre. Parler de religion amène même généralement à parler d’islam, et très souvent en des termes peu flatteurs (les fameux « signes religieux »). Et cela revient habituellement à confondre islam, musulman·e·s et pays à majorité musulmane, et à débattre d’humain·e·s avec aussi peu d’égards et d’empathie que l’on débat d’abstractions.

Un imaginaire essentialiste très bien rodé est à l’origine de cela. Il s’est cristallisé depuis au moins une vingtaine d’années autour de l’idée d’un Orient accablé et fantasmé en même temps, qui amalgame des régions, des cultures et des croyances très différentes et complexes dans la catégorie vulgaire du sujet oriental islamique, perçu tantôt comme une menace terroriste, tantôt comme un sujet opprimé à libérer.

Alors peut-on encore parler d’islam comme de n’importe quelle autre religion dans ce contexte politique, social et symbolique ? Peut-on en discuter comme de n’importe quel autre système d’idées, de dogmes et de croyances, avec ses apports et ses travers ? Vraisemblablement non, l’islam est un objet d’exception qu’il faut traiter avec la plus grande sévérité et intransigeance pour la menace qu’il représenterait spécifiquement pour la démocratie, et ses adeptes venus d’ailleurs doivent le comprendre et s’intégrer.

Mon propos ici n’est pas de nier la réalité des décalages culturels et moraux liés à l’immigration ; il s’agit d’une réalité sociologique indéniable et inévitable. Vouloir adresser cela au nom de la cohésion d’une société est une chose, mais en est une autre que d’y opposer une attitude hostile, défensive et finalement assez primitive qui relève plus de la psychologie que de la raison tant célébrée. C’est précisément cela qui mène au racisme, à l’essentialisme, à l’ignorance et à la haine dont font l’objet les populations immigrantes musulmanes (ou ayant l’air musulmanes) et dont le seul projet politique que je peux leur voir est de s’assurer des conditions de vie dignes.

Partant très souvent de cette base de méfiance et de supériorité, l’attitude occidentale face à la diversité culturelle et religieuse ne peut que condamner la communication saine nécessaire au vivre-ensemble et à l’empathie ; elle devient alors un dialogue de sourds, un dialogue impossible qui polarise, frustre et braque les un·e·s contre les autres. C’est précisément dans cette situation que l’on se trouve en ce moment dans la majorité des pays occidentaux face à l’islam et aux musulman·e·s. C’est précisément cela qui s’est passé à la conférence à laquelle j’ai assisté. Et les seul·e·s à qui bénéficie cette dynamique sont des entrepreneur·euse·s politiques calculateur·ice·s et dangereux·ses associé·e·s à des médias, marchands de haine, toujours plus nombreux.

Combattre l’isolement

Face à ce climat toxique, injuste et blessant pour une partie de la société qui n’a rien demandé d’autre que de vivre en paix, en phase avec elle-même et intégrée à la société où elle se trouve, je me pose une question tous les jours : comment aborder sereinement dans ce contexte les conversations nécessaires sur les dynamiques d’oppression et sur les haines qui existent dans nos communautés religieuses ? Comment avoir ces conversations et ces débats difficiles, sans donner des munitions aux marchands de haine pour nous nuire, et sans pour autant se maintenir dans l’invisibilité et l’interstice ?

La conséquence la plus problématique de ce climat du point de vue de mon expérience intersectionnelle est qu’elle me place dans un dilemme cornélien, un déchirement intenable, en tant que personne queer, immigrante et de culture musulmane, où je ne sais pas quoi dire, où le dire, sans me nuire à moi-même ou à ma communauté, car il n’y a pas d’espaces de dialogue sécuritaire et constructif qui ne soient pas épargnés par le regard essentialisant, intrusif et accusateur des marchands de haine. Les termes de la conversation nous ont été confisqués. Et non seulement la communication est brisée entre la société majoritaire et la minorité musulmane à cause d’une attitude d’ignorance, d’antipathie et de déshumanisation, cette même attitude empêche la communication au sein de nos communautés. Et évidemment, dans cette situation, les premièr·e·s à en souffrir sont ceux·celles se situant à l’interstice de ces différentes expériences sociales, dans cet espace microscopique que personne ne voit, qui n’intéresse personne d’autre que ceux qui y vivent à l’étroit, souvent dans la solitude, et qui ressentent un besoin brûlant et vital d’engager les conversations nécessaires.

Finalement, même si j’ai rompu avec Dieu il y a de cela quelques années, je pense de plus en plus qu’il n’est finalement pas nécessaire de s’en débarrasser pour trouver libération, je pense même que la religion peut être un vecteur de progrès et de changement des mentalités, car elle a un potentiel rassembleur. Mais cela, seulement si l’on accepte d’attaquer les dynamiques de pouvoir et d’oppression qui traversent nos communautés, sans excommunier quiconque et rien d’autre que la haine. Et cela, seulement si on accepte de développer un rapport plus libre, plus réfléchi et plus courageux à l’égard de la religion, empreint de spiritualité, d’amour et d’empathie.

Dans le roman éponyme d’Amin Maâlouf, Baldassarre le voyageur incarne très bien cet esprit. Comme il le dit très joliment : « J’aime à croire que le Créateur préfère, de toutes ses créatures, justement celles qui ont su devenir libres […]. Le Dieu qui mérite que je me prosterne à Ses pieds ne peut avoir aucune petitesse ni aucune susceptibilité. Il doit être au-dessus de tout cela. Il doit être plus grand. Il est plus grand, plus grand, comme aiment à répéter les musulmans. »


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