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Saint-Apollinaire, emblème d’une société québécoise partagée

Le débat identitaire qui divise la petite municipalité témoigne d’une scission idéologique québécoise bien plus profonde.

Capucine Lorber | Le Délit

Le projet d’implantation d’un cimetière musulman à Saint-Apollinaire, à une trentaine de kilomètres de Québec, aura fait couler beaucoup d’encre cet été.

Dimanche 16 juillet, les habitants de cette municipalité étaient appelés à voter en faveur ou non de l’ouverture d’un cimetière destiné aux personnes de confession musulmane. Après six mois de débats acharnés de la part des partisans de chaque camp, c’est finalement le camp du « non » qui l’a emporté avec un total de 19 votes, soit 3 votes de plus que les défenseurs du projet. Cet événement, qui aurait pu s’apparenter à un simple fait divers, a pris des proportions nationales au cours des dernières semaines.

L’idée du projet

Le feu vert avait été donné par le maire de Saint-Apollinaire, Bernard Ouellet, quelques semaines après l’attentat de janvier qui avait couté la vie à six personnes à la grande mosquée de Québec. D’après des propos recueillis par Radio-Canada, Bernard Ouellet voyait cette initiative comme l’opportunité de se montrer accueillants, et de témoigner de l’ouverture d’esprit québécoise.

Le projet avait pour but l’ouverture d’un cimetière exclusivement réservé aux musulmans sur un terrain de 60 000 pieds carrés dans le parc industriel de Saint-Apollinaire. Il cherchait à répondre au souhait de la communauté musulmane d’enterrer ses morts dans un endroit qui lui serait entièrement consacré. Afin de voir le jour, le complexe funéraire d’Harmonia nécessitait un changement de zonage.

Une opposition mobilisée

Peu après l’annonce de ce projet, une opposition s’est organisée autour de ce changement de réglementation afin de contrer la possibilité de la construction de ce cimetière. Le motif de cette opposition émanait à la fois d’une crainte de perte de valeur de terrain (il faut avouer qu’avoir un cimetière à côté de chez soi n’enchante personne), mais aussi d’une crainte de perte identitaire. Le maire de Saint-Apollinaire a souligné la peur de certains citoyens en raison des préjugés tenaces qui persistent à l’égard des musulmans au Québec. Des préjugés que ce dernier condamne et qu’il estime être le fruit d’une tendance actuelle à considérer « plus ce qui est mauvais que ce qui est bon des musulmans ».

La résidente porte-parole de cette opposition, Sunny Létourneau, militait pour un cimetière multiconfessionnel qui appartiendrait non seulement à une religion mais à plusieurs, tel que celui qui fut récemment inauguré à Saint-Augustin-de-Desmaures. D’après le journal Le Devoir, le groupe identitaire La Meute aurait aussi été fortement impliqué dans le débat. Créée en 2015 par des vétérans des Forces armées canadiennes, la Meute se dit vouloir combattre l’implantation de l’islam radical au Québec. Six des militants du Comité d’alternative citoyen, créé pour contrer l’arrivée du cimetière, étaient aussi membres du « clan » local de la Meute.

Selon Le Journal de Québec, le « camp du non » aurait été « insistant » auprès des citoyens de Saint-Apollinaire. Le maire de la municipalité a confirmé que certains habitants lui avaient fait part de longs porte-à-portes entretenus par les membres du comité afin d’inciter les citoyens à voter contre.

Suite à cette forte mobilisation, il fut convenu d’un référendum, auquel seuls les électeurs domiciliés dans la zone concernée par le projet de règlement auraient le droit de voter.

Un référendum local d’importance provinciale

La forte attention médiatique accordée à ce référendum est révélatrice d’un débat de société bien plus profond. Selon l’analyste en communication politique Jean-Charles Del Duchetto, il s’agit là de la confrontation de deux versions du vivre ensemble, avec les partisans d’une société multiculturelle d’une part et les défenseurs d’une société plus républicaine de l’autre.

Dans le cas de Saint-Apollinaire, le modèle multiculturaliste serait soutenu par le Centre culturel islamique de Québec (CCIQ), le maire de Québec et le maire de Saint-Apollinaire, tandis que la proposition faite par l’opposition d’installer un cimetière multiconfessionnel serait plus en phase avec l’effort de maintenir une sphère publique dénuée d’affiliation religieuse. L’analyste souligne également l’absurdité d’imposer à trente-cinq personnes, n’ayant pas forcément d’avis sur l’affaire, un débat de société de cette importance.

La vision sociétale multiculturaliste vise à mettre l’accent sur les droits des individus et à favoriser une société commune au sein de laquelle une multitude de communautés vivent côte à côte et chacune à leur façon. Cette vision plutôt anglo-saxonne diffère du modèle républicain, bien plus français. Celui-ci consacre une grande importance à la distinction entre ce qui fait partie de la sphère publique et ce qui appartient à la sphère privée. Elle impose une forte laïcité dans la sphère publique afin de créer un espace neutre qui puisse fédérer une réelle cohésion nationale.

Selon l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, la Constitution doit être interprétée avec l’objectif de promouvoir le multiculturalisme. De plus, la Chartre se consacre à faire respecter, entre autres libertés fondamentales, la liberté de religion, liberté de croyance et liberté d’expression. Le Québec devrait donc se positionner plus dans une lignée anglophone.

Cependant, selon un sondage d’opinion réalisé par CROP/Radio-Canada en 2017, la religion dérange essentiellement au Québec lorsqu’elle est visible sur la place publique. L’opinion sur le port de vêtements liés à la région est très tranchée, avec une majorité de 76% des répondants québécois souhaitant que ce symbole soit interdit pour les personnes en position d’autorité.

Ainsi, on retrouve une population québécoise qui se positionne plutôt sur un axe républicain. L’opposition à la construction du cimetière musulman à Saint Apollinaire prend exemple sur la France, où depuis 1981 les cimetières ne sont plus confessionnels et sont gérés par les villes. Toutes les religions sont donc enterrées dans le même cimetière, mais certaines sections de cimetière peuvent être réservées à une religion particulière.

Un débat récurrent et propre au Québec

La remise en question du modèle multiculturaliste est d’autant plus forte au Québec que dans le reste du Canada. Toujours d’après le sondage CROP/Radio-Canada, on remarque une importante différence de perception du voile, avec 62% des Québécois qui perçoivent le voile comme un signe de soumission, à la différence de 48% dans le reste du Canada. Cette disparité peut être attribuée à la difficulté rencontrée par le Québec de préserver une culture francophone dans un pays majoritairement anglophone, tout en intégrant des nouveaux arrivants à cette culture. Selon le président du CROP, cette différence est aussi liée au rôle « très autoritaire » qu’a joué l’Église catholique au Québec et au mouvement de laïcisation survenu lors de la Révolution tranquille dans les années 1960.

Depuis, il est difficile de trouver un juste milieu entre la promesse de tolérance du multiculturalisme et les limites de la notion de laïcité. Les demandes de dérogation aux lois présentées par des membres des minorités ethniques ou religieuses, au nom de leurs croyances et pratiques, prennent appui sur la politique multiculturelle et la liberté de religion promise par la Charte. L’ambiguïté autour de ces concepts engendre de fortes tensions sociétales et fragilise le projet de cohésion social québécois.

Victoire pour la communauté musulmane

Finalement, les musulmans de Québec auront leur cimetière dans la région. Le maire de Québec, Régis Labeaume, a annoncé le vendredi 4 août que la Ville vendra un terrain au CCIQ. Le nouveau cimetière sera construit au sud de la rue Franck-Carrel, non loin d’un autre cimetière du nom de Belmont. Regis Labeaume s’est empressé d’ajouter qu’ « aucune modification ne sera requise en termes de zonage », afin d’éviter d’attiser les tensions comme celles engendrées par le référendum de Saint-Apollinaire. Cette annonce a été reçue comme un véritable « soulagement » par le Centre culturel, nous apprend Radio-Canada.

 

Malgré cette victoire, une chose reste sûre : tant qu’il demeure une ambivalence autour de la place de la laïcité dans une société multiculturelle, des conflits de cette envergure ne risquent pas de disparaître.


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