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Survivre à la puterie

Arcan, Nietzsche et la fatalité d’un masque imposé.

Audrey Bourdon | Le Délit

« La culture de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez-vous pas que c’est là l’unique cause des dépassements de l’homme ? Cette tension de l’âme dans le malheur qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a‑t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? » – F. Nietzsche


Nelly Arcan n’a rien d’une philosophe. Certes, elle se réfléchit elle-même, mais très peu. Elle n’éclaire autre chose que son propre reflet, reflet qui la fouette et qui l’asphyxie par la lucidité et la clairvoyance avec laquelle elle sait regarder sa laideur. Désirable et conforme, de son vrai nom Isabelle Fortier se prostitue d’abord pour payer ses études en littérature, puis pour assouvir, peut-être, son besoin d’impossible. Entre névroses et honte, elle livre quatre romans phares empreints d’un nihilisme fataliste qui aura raison d’elle. Pris dans un totalitarisme de l’image, obsédés par la jeunesse et la tyrannie des apparences, les récits arcaniens entrent en tension avec la philosophie nietzschéenne, mais refusent immanquablement d’embrasser le tragique de l’existence, par volonté du néant.

Tyrannique beauté

Cris et crises composent l’œuvre d’Arcan. Comme un scalpel, son langage est précis et cru, empreint de cette finalité qu’on lui connaît : « Se suicider, c’est refuser de se cannibaliser davantage. » Mais qu’est-ce que l’anthropophagie d’Arcan, sinon cette prostitution de ses seins, de ses fesses, de ses idées, pour servir peut-être un idéal qu’elle ne peut habiter ? Pour Nelly, là est la douleur : vivre entourée de ces femmes trop belles, de ces corps trop désirables, de ces chairs trop frêles. Exigences démesurées, soit, celles octroyées par une féminité imposée ; Nelly se prête sa vie durant au jeu des apparences, et c’est cette envie d’être belle qui la tuera, l’impossibilité de l’être suffisamment.

« Les récits arcaniens entrent en tension avec la philosophie nietzschéenne, mais refusent immanquablement d’embrasser le tragique de l’existence, par volonté du néant »

Entre simulation et représentation

Passons la misogynie contextuelle, se distingue chez Nietzsche le féminin de la femme. Marquées par les forces apolliniennes et dionysiaques, les relations femme/homme sont empreintes de tension, nous dit le philosophe.

Devant beauté et coquetterie, l’homme devient vulnérable et de cette fragilité s’exprime la véritable puissance de la femme. Nelly admet cette opposition : performer coquetterie et pudeur, voilà le propre d’être femme. Et de cette performance découle un pouvoir, pouvoir relatif car délimité par et pour les hommes. La jeunesse, entre autres choses, entraîne la supériorité d’une femme sur une autre. Mais ce pouvoir ne peut être, comme la jeunesse, que passager. Assujettissement et aliénation s’imbriquent alors, puisque l’insidieuse contrainte esthétique, comme nous le dit Virginia Woolf, est empreinte de modes oppressives et devient un véritable moyen de contrôle social.

« Nelly se prête sa vie durant au jeu des apparences, et c’est cette envie d’être belle qui la tuera, l’impossibilité de l’être suffisamment »

Chez Nietzsche, la vacuité de l’image nous libère d’un mensonge et entraîne un paraître auto-défini. Pour Arcan, c’est entre pouvoir et contrainte que l’image est une valeur en soi. L’autrice s’y conforme, consciente de se soumettre à sa fonction d’image. Mais là est sa névrose : Nelly demande qu’on sache surpasser cette image (celle de la prostituée) qui fait ombre à son propos. Elle souffre de ce dédoublement, mais ne cesse de s’en abreuver.

Volonté de puissance

Pulsion autodestructrice, donc, cette soumission aux codes. Mais cette volonté de néant est présente dans la vie humaine. Là figurent la pulsion de mort dont nous parle Freud, et la volonté de puissance telle qu’entendue par Nietzsche.

Sa jeunesse, Nelly l’a consumée plutôt que d’en jouir. En filigrane figure dans ses œuvres l’image omniprésente de sa mère, cette larve qu’il ne faut pas être. Cette femme que l’on deviendra et qu’il faut fuir à tout prix. Nelly préfère être la fillette, l’éternellement belle, l’éternellement jeune, mais l’éternité, contre toute attente, ne peut durer. Parmi ces femmes dédoublées, scindées, l’autrice accepte la duplicité : elle n’est plus putain, mais restera à jamais prostituée, préférant porter le masque qui l’emprisonne plutôt que de ne pas se conformer.

Refuser de devenir larve, c’est adhérer à un nihilisme fataliste. Il faut mourir pour éviter l’inévitable, puisque « tout espoir est vain ». Mais la vie, tout aussi dépourvue de sens soit-elle, doit être vécue dans le grand rire, nous dit Nietzsche. Un nihilisme créateur et actif serait de continuer à vieillir heureux, en affrontant l’inévitable. Le masque, ici, est au service de la volonté de puissance, puisqu’il ajoute une valeur positive : la coquetterie distancie le vieillissement, rehausse la beauté. Mais le masque de Nelly est envahissant : il devient réalité, prend visage. L’image est totalitaire.

« Mais la vie, tout aussi dépourvue de sens soit-elle, doit être vécue dans le grand rire, nous dit Nietzsche »

Nelly s’est, peut-être, tuée avec ses idées. Son obsession de la jeunesse l’a empêchée de se voir vieillir. Sa vision fataliste du monde l’a empêchée de devenir larve. Si Nelly et Nietzsche comprennent tous deux le tragique de l’existence, Nelly n’a su cultiver la joie dans le tragique. Rejeter l’obsession de l’image, porter le masque fièrement : voilà peut-être un possible créateur.


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