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Toi et moi, la même chose ?

Apprenons à intégrer l’intersectionnalité dans nos conversations quotidiennes.

Béatrice Malleret | Le Délit

Les discussions s’enchaînaient depuis quelques minutes déjà sans que je ne prête de réelle attention aux dires des uns et des autres, alors que le cours semblait prendre fin. C’est d’ailleurs intéressant de tendre l’oreille à la sortie d’une conférence pour tenter d’attraper les mots des étudiant·e·s fatigué·e·s ou à la curiosité excitée après les deux longues heures de présentation. Celui·celle qui se prêterait à l’exercice pourrait entendre toutes sortes d’anecdotes, allant de lamentations face à la cinquantaine de pages à lire pour la semaine prochaine à des complaintes sur l’écrasante froideur de ce début d’année. Ou encore, l’on pourrait se confronter à des sujets un peu plus irritants, à des déclarations à demi-mot qui vous frôlent et qui, dans mon cas, vous glacent bien plus le sang que les températures affreusement basses, pour un étudiant marocain en échange.

Parmi ces déclarations, des polémiques sur le désinvestissement des énergies fossiles à McGill ou encore les derniers souffles des troubles autour de l’affaire Hillel. En sortant du cours, une autre discussion me surprit : « Ce n’est pas parce que je suis blanc que je ne ressens rien comme les autres, je suis blanc et gay. Donc, toi, mon pote noir et gay, je peux te comprendre », ce à quoi l’autre répond : « On n’a pas le même parcours. Ce n’est pas parce que tu es gay que tu peux tout comprendre. » Dans le cas de cette phrase, c’est peut-être le manque de recul avant de la prononcer qui releva mon attention, une absence de considération que l’on peut résumer par : « Je ne suis pas que blanc, je suis aussi gay, et de ce fait je peux comprendre la perspective d’une personne noire gay. » Les implications et les conséquences de ces idées m’ont semblé former un sujet parfait à étudier et à déconstruire, ce à quoi je veux m’appliquer ici.

Redéfinir le pouvoir

La discussion n’était pas achevée et, tel un stalker qui n’avait rien de mieux à faire (ou un étudiant en échange dont les notes ne comptent pas), j’avais décidé de continuer mon examen de la discussion où d’autres arguments suivirent sous les paroles du jeune homme : « D’accord, je suis blanc mais je suis gay.  Tu vois bien que je peux mieux te comprendre qu’un autre qui est [seulement] noir puisque tu es gay ». 

Ce qui dérange dans cette phrase, mise à part l’évidente poussée d’égo chez cet étudiant prétendant « mieux » comprendre, c’est évidemment l’idée de hiérarchisation. La démarche peut être analysée aisément. En effet, en agrégeant « blanc » et « gay », l’étudiant tente de montrer la complexité de sa personne et de s’insérer dans une identité plurielle et multiple où il est positionné comme dominant de fait d’être « blanc » et dominé au regard de son identité sexuelle opposée à la norme hétérosexuelle environnante. Cette démarche n’est pas étrangère à la sociologie puisqu’elle fait écho à la théorie de l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw. Celle-ci désigne ainsi l’interconnectivité d’identités multiples s’agrégeant pour expliquer les effets de schémas de domination sur des individus différemment positionnés.

En somme, si l’on venait à appliquer cet exposé au discours présenté, l’étudiant en question se présente comme « blanc » mais aussi comme « gay », ce qui peut, selon lui, expliquer la compréhension des maux de l’autre parce qu’ils sont tous deux soumis à la norme hétérocentrée de la société. 

Pourtant, cet argumentaire a une limite très claire : appliquer la théorie, c’est appliquer l’esprit de celle-ci, ses contingences et ses altérités. L’intersectionnalité n’appelle pas dans sa vision à créer une hiérarchie où une identité comprend « mieux » une autre. Au contraire, elle appelle à une réflexion globale et plus profonde de la personne comme porteuse d’identités multiples, connectées, soumises à des schémas de domination ou en faisant partie. Ainsi, l’étudiant peut certes comprendre, ou de manière plus juste, identifier certains des maux d’un·e autre qui porte une identité sexuelle semblable, mais celui-ci doit aussi considérer le reste des identités de son·sa interlocuteur·rice, qui altèrent justement la perfection de sa compréhension : sa couleur de peau, son milieu socioprofessionnel, son niveau d’éducation, ses origines, sa religion, son espace d’évolution…

De la blancheur floue 

Une autre remarque frappe l’esprit de quiconque tente de comprendre les implications de ces élocutions : le mot « blanc » dont les lignes de définition sont floues et variables. Justement amené dans Quand je suis devenu blanc (Magyd Cherfi, entretien avec Thierry Leclerc, 2013, ndlr): « Le Blanc ne sait pas qu’il est blanc, puisqu’il représente la norme. Or, pour détruire la couleur, il faut la nommer. » Les auteurs poursuivent dans une mise en abyme de l’expression « blanc » : parle-t-on de la couleur au sens strict, par rapport aux autres ? Parle-t-on de l’hégémonie d’une culture européenne ou nord-américaine sur d’autres ? S’adresse-t-on à l’idée du privilège blanc ? La sociologie politique, la philosophie et, bien sûr, les domaines de l’identité tentent de différencier les manières d’interprétation de cette phrase. Généralement, dans le langage courant, « Je suis blanc » semble souvent noter, dans le milieu universitaire, à la compréhension d’un modèle de pouvoir ou de privilèges sur d’autres identités.

Alors, comme je ne savais pas trop ce qu’il voulait dire, j’ai décidé de lui poser la question, ce à quoi il répondit : « [Être blanc], c’est être privilégié par les constructions sociales et politiques dans les pays où les autres sont immigrés ou non majoritaires. » Une définition complexe, miroir de l’étudiant en science politique. Ce qui est intéressant, c’est évidemment le paradoxe posé par ses propos : s’il comprend l’esprit de domination qui peut s’allier avec son milieu et qui lui donne plus de chances que les Noirs, les Arabes (catégories stéréotypées qu’il m’énonçait quelques instants plus tard), il doit donc comprendre que même en étant gay, il est différent d’être gay et noir que d’être gay et blanc. Une lecture intersectionnelle se fonde sur la reconnaissance de récits individuels divergents. La hiérarchisation des peines est inutile, la compréhension des histoires personnelles variantes est capitale. 

Des histoires pour saisir le monde

Dans ces discussions, il faut se poser la question de l’intention, de l’utilité et du rapport de  la personne à la question. Il est certain que cet étudiant est dans l’exercice d’une stratégie négligée et imparfaite de rapprochement avec l’autre. Ses premiers cheminements peuvent apparaître ballants et maladroits car il semble omettre l’histoire personnelle de l’autre. En soi, il est important, dans une vision intersectionnelle, de pouvoir s’identifier aux autres identités portées par un individu, surtout quand vient le moment de défendre des droits et libertés remis en cause par le pouvoir injustifiable d’autres tendances dominatrices (machisme, hétérocentrisme, racisme…).

La hiérarchisation des peines est inutile, la compréhension des histoires personnelles variantes est capitale.

Dans tous les cas, il est nécessaire de comprendre que c’est par cette discussion que l’on nuance une interprétation stricte et involontairement ignorante de l’histoire de l’autre, de la complexité des identités humaines et des racines historiques, sociales ou politiques qu’elles peuvent porter. Par la discussion intéressée et ouverte dans une idée d’échange, de compréhension et de respect, les esprits éclairent de nouveaux compartiments de pensée. Ils créent de nouvelles liaisons avec les modèles auxquels ils sont confrontés chaque jour et peuvent alors saisir une partie des implications d’un mot, d’une idée ou d’une simple phrase, aussi banale qu’elle soit, ainsi prononcée à la fin d’un cours, habituelle qu’elle soit pour un·e étudiant·e universitaire.

« Je ne vivrai jamais aussi sensiblement ce que tu as vécu, je peux comprendre les schémas qui nous réunissent et je peux respecter la différence qui nous enrichit tout en la reconnaissant », lui répondait alors l’étudiant après avoir passé une vingtaine de minutes à échanger.


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