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« Sommes-nous tous égaux ? »

La juge Leona Theron s’est exprimée sur l’égalité en Afrique du Sud .

Léonard Fiehl | Le Délit

La notion d’égalité — réelle ou rêvée — en Afrique du Sud était le thème de l’édition 2019 de la conférence Wallenberg organisée par le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique de McGill, en collaboration avec le Centre Raoul-Wallenberg sur les droits de la personne. Le 30 octobre, la juge de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud Leona Theron s’est adressée à une foule rassemblée dans la salle du tribunal-école Maxwell Cohen de la Faculté de droit de McGill pour parler de son parcours et de l’évolution de l’égalité dans la jurisprudence sud-africaine.

Née au KwaZulu-Natal sous le régime de l’apartheid, Leona Theron a obtenu un baccalauréat en arts et un baccalauréat en droit de l’Université du Natal. Récipiendaire de la Bourse Fullbright, elle a complété une maîtrise en droit à l’Université de Georgetown et a travaillé à Washington pour l’Organisation internationale du Travail. Nommée à la Haute Cour du Natal à l’âge de 32 ans, elle est la première femme noire à occuper ce poste et la plus jeune juge du pays. Elle est nommée à la Cour suprême d’appel en 2010 et à la Cour constitutionnelle, l’autorité judiciaire suprême d’Afrique du Sud, en 2017. 

La juge Theron a entamé son discours en établissant que la Constitution sud-africaine est l’une des plus progressistes au monde. L’article 9 de celle-ci garantit l’égalité de tous devant la loi et interdit la discrimination d’une façon semblable à la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés ; la juge Theron a d’ailleurs souligné la grande proximité entre le droit canadien et le droit sud-africain. Or, alors que le Canada est une démocratie stable et riche, l’Afrique du Sud est un pays où les revenus sont faibles et est loin d’être une terre d’égalité pour tous. 

L’état actuel du droit, selon la juge Theron, ne tient pas suffisamment compte des difficultés socioéconomiques et de la réalité vécue de la population. Malgré les promesses d’une meilleure qualité de vie et d’opportunités égales pour tous véhiculées lors des élections post-apartheid de 1994, les inégalités se creusent en Afrique du Sud depuis 25 ans, perpétuées par un héritage d’exclusion et par la nature même de la croissance économique. La juge Theron a cité en exemple la redistribution inefficace des terres. La dépossession effectuée pendant l’apartheid (au cours de laquelle 80% de la population ne pouvait occuper que 13% des terres) tarde à être réparée, et est maintenant une situation d’inégalité pourtant légalement prohibée. Ce contexte de désavantage se reflète d’ailleurs dans de nombreuses autres sphères de la société : l’accès à l’éducation, à l’aide sociale, à l’emploi, au logement, etc. 

Bien que l’égalité soit formellement encadrée par la Constitution, la juge Theron a stipulé qu’un constitutionnalisme transformatif, concentré sur les réalités socioéconomiques, est nécessaire pour atteindre l’égalité réelle en Afrique du Sud. Ce projet requiert la transformation des institutions politiques du pays afin de les orienter davantage vers l’égalité substantielle dans leur promulgation, leur interprétation et leur application des lois. Selon la juge Theron, une réforme agraire pourrait métamorphoser fondamentalement la société sud-africaine et l’axer vers une compréhension de l’égalité en termes de dignité humaine et de droits socioéconomiques plutôt qu’en termes de simple égalité formelle. 

La juge Theron a tenu à souligner que son discours sur l’inégalité n’était pas qu’un constat fait du haut de son banc à la Cour constitutionnelle ; il s’agit d’une réalité à laquelle elle a été confrontée à plusieurs reprises au cours de sa vie. À l’âge de cinq ans, elle s’est fait refuser l’accès à un magasin de Bloemfontein pour acheter du pain. Son père, un travailleur du domaine de la construction, a été arrêté lors de son retour à la maison et a passé une fin de semaine derrière les barreaux, car des policiers avaient stipulé que ses outils de travail étaient des armes dangereuses. Ses deux parents ont d’ailleurs abandonné l’école à 16 ans, non pas parce qu’ils n’étaient pas doués, mais parce que le gouvernement n’encourageait pas l’éducation supérieure des personnes noires. Étant une femme noire, la juge Theron maintient qu’elle a dû travailler deux fois plus fort que ses collègues masculins blancs pour réussir. 

Malgré tous ces obstacles, elle a réussi ; et ce message est celui qu’elle a voulu laisser à la foule. Citant d’abord en exemple son ascension du Mont Kilimandjaro (malgré sa déficience autoproclamée d’aptitudes physiques la prédisposant à cet accomplissement), elle a maintenu que toute personne ordinaire est capable de choses extraordinaires. Elle a invité les participants à trouver leur propre Mont Kilimandjaro, à identifier leurs objectifs, à planifier comment y parvenir et à s’entourer de gens disposés à les aider. La juge Theron a maintenu que toute personne peut s’élever au-delà de ses circonstances et, dans une réappropriation personnelle d’un poème de Maya Angelou, elle a maintenu que « comme la poussière, [elle] s’[est élevée] ».

Bref, la juge Theron a terminé sa présentation sur une note d’espoir. Malgré la persistance des inégalités en Afrique du Sud, elle a témoigné de sa confiance en la possibilité d’un changement fondamental de la société et en un constitutionnalisme transformatif adressant directement les inégalités socioéconomiques. Reprenant une dernière fois les mots de Maya Angelou, elle a proclamé sa conviction que l’Afrique s’élèvera et que son continent élèvera les dirigeants de demain


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