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Errances, ou redécouvrir l’espace

L’artiste montréalaise Mélanie Binette imagine un parcours immersif à travers la Place des Arts.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de découvrir une œuvre en seule présence de l’artiste qui l’a conçue. Et il est encore plus rare de se faire – littéralement –   prendre la main par elle au même moment. C’est pourtant la forme que prend la performance Errances, imaginée par Mélanie Binette : un parcours audio immersif où l’artiste montréalaise guide le·a spectateur·rice par la main, seule à seul·e, à travers les multiples niveaux de la Place des Arts. Munies toutes les deux d’écouteurs qui transmettent ses paroles préenregistrées et qui nous guideront, nous marchons.

La Place des Arts a pour elle une importance significative : en plus d’être un des endroits les plus connus et culturellement bouillonnants de la ville de Montréal, il est aussi le lieu de décès de son père, alors qu’elle avait dix-neuf ans. Comment inscrire alors une expérience si intime – le deuil – dans son rapport à un lieu si iconique, et si public ?

Dehors

Après l’avoir rejointe, mis notre casque et compris les instructions de l’artiste – ne pas lâcher sa main et suivre son pas –, l’on sort dehors. Sur un rythme lent, Mélanie nous emmène d’abord vers des passages plus isolés. On rase les murs extérieurs des bâtiments et l’on gravit des escaliers vides. À travers le texte magnifique qu’elle a écrit et qui résonne dans nos oreilles, l’artiste nous présente l’endroit dans lequel nous nous trouvons, la Place des Arts, le cœur culturel de la ville de Montréal. Le ton de sa voix donne rapidement le ton de la performance en son ensemble : une expérience méditative axée sur les réflexions de l’artiste, mais aussi introspective, puisque la lenteur et les pauses fréquentes qui définissent son monologue invitent nos propres pensées à s’immiscer dans ses silences.

Alors que le jour tombe et que l’on traverse lentement les contours de la place centrale, Mélanie nous fait part des questionnements qui l’assaillent depuis la mort de son père. Elle nous parle de la présence de la mort qu’elle voit partout et de l’idée de sa propre mort. La mort qui, caractérisée par l’absence de tout, contraste avec tous les souvenirs qu’elle a de lui. Le bruit de sa mallette, son visage, qu’elle semble maintenant reconnaître chez les passants, l’odeur de tabac, synonyme du temps où il était encore en vie et respirait encore.

Lorsque l’on débouche sur des endroits plus ouverts, l’artiste change de perspective et nous raconte l’histoire de la Place des Arts : comment son architecture a été pensée, comment son projet a évolué. Dans ces moments, en tant que spectateur·rice, l’on se rend compte que l’on n’observe vraiment que très rarement les lieux « iconiques » des villes dans lesquelles l’on habite. Alors que ces lieux sont liés à une part si importante de son histoire, nous pouvons les prendre pour acquis, à force de les traverser si souvent. Mais lorsque l’on vit soudainement une expérience personnelle traumatisante au sein de ces dits lieux, comment continuer à les ignorer ? Et à l’inverse, comment leur réattribuer leur aspect communautaire et historique alors que ceux-ci sont maintenant si intimement significatifs ? Ce paradoxe et ce va-et-vient entre intime et public dans l’expérience d’un espace constitue le cœur du projet de l’expérience immersive imaginée par l’artiste.

Dedans

L’on retourne ensuite à l’intérieur. Dans les souterrains de la Place des Arts, les passant·e·s fourmillent : l’on se dirige vers une salle juste avant une représentation, on soupe ou prend un café, on va prendre le métro. Dans l’un de ces passages, c’est là où le père de Mélanie s’est soudainement effondré d’une crise cardiaque, alors qu’il se rendait au spectacle auquel il devait assister avec sa femme, sa fille et son ami. Tandis qu’elle fait la narration de ces instants tragiques, l’on a l’impression de revivre ces moments avec elle, accompagnés par la confusion, l’empressement et le déni complet de tout ce qui est en train de se passer.

Au milieu de tout ce monde qui s’agite et se presse, nous errons. Mélanie Binette, le temps d’une heure, nous oblige à nous laisser guider non pas par les mouvements de la foule qui animent la Place des Arts, mais par les histoires et les images que lui évoquent ces lieux. Et pendant ce cours laps de temps, cela semble être la chose la plus naturelle du monde. Cela s’explique sans doute par sa présence apaisante et son pas régulier qui nous fait sortir de notre propre empressement. Mais aussi par le fait qu’en la suivant, l’on accepte de se concentrer sur la perspective de l’autre, d’écouter une autre histoire, de traverser l’espace d’une manière qui n’est pas la nôtre. Dans son texte, elle rappelle que nous sommes toutes les deux en train de nous déplacer sur un territoire qui n’a jamais été cédé. Que Montréal, c’est un amas d’histoires gigantesque, de récits officiels qui en éclipsent d’autres et de millions de souvenirs intimes qui ne seront jamais vraiment partagés, mais qui font quand même partie de la ville.


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