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Éveiller ses sens

Retour sur Danse mutante et Antichambre à l’Agora de la danse.

Mathieu Doyon

L’Agora de la danse a débuté sa saison d’automne à l’édifice Wilder ce 17 septembre dernier avec Danse mutante de Mélanie Demers et poursuivait cette semaine avec Antichambre d’Aurélie Pedron. Avec ces deux performances, l’Agora reste fidèle à sa mission : inviter le public à vivre des expériences de danse contemporaine diverses et lui permettre de percevoir le monde autrement. Danse mutante présente quatre chorégraphes pour un seul duo de danseurs et le tout se déroule comme un relais. Durant celui ci, le public découvre quatre performances riches en sons, lumières et provocations. Dans Antichambre au contraire, le·a spectateur·rice fait partie intégrante de l’œuvre. Il·elle est plongé·e dans la pénombre et le silence, et accède à une expérience sensorielle incomparable. Ces deux spectacles, qui engagent le public de manière bien différente, se rejoignent sur certains points, notamment par la sensualité qui se dégage à travers les deux performances et leurs interprétations innovantes de la danse. 

Destruction, reconstruction et malaise

Danse mutante invoque l’art de la destruction puis de la reconstruction. La chorégraphie originale de Mélanie Demers est réinterprétée trois fois durant les deux heures et demie que durent la performance. Le duo de danseurs démarre dans un décor épuré, presque nu et avec pour seuls attributs une serviette et une canette. Ils se peignent le visage puis commencent lentement à danser sans se toucher, puis se rapprochent et finissent par s’enlacer. Cette première partie est pleine de sensualité et d’élégance, mais est interrompue par une séquence durant laquelle les deux danseurs parlent puis crient, en fixant l’audience comme s’ils s’adressaient à elle. Ce passage, qui tente d’impliquer les spectateurs, n’a pas l’effet escompté et brise le bel équilibre du début. Dans la version suivante, d’Ann Liv Young, les danseurs endossent de nouveaux rôles et enfilent perruques et robes. Ce changement radical provoque de nombreux rires au début, mais, alors que la performance se prolonge, les allusions au harcèlement sexuel se multiplient pour finalement se terminer par une simulation de viol. Cette scène provocante et dérangeante plonge l’audience dans un malaise palpable au moment précédent l’entracte. Ce sentiment s’estompe au début de la troisième variation, dans laquelle Kettly Noël crée une ambiance chaleureuse avec des étoffes colorées au sol, un éclairage à la bougie et une bande sonore qui rappelle le bruissement du désert. L’audience est transportée et les danseurs exécutent à nouveau des mouvements de danse précis, sensuels et élégants comme dans la première variation. Puis, ils changent à nouveau de rôles. L’un imite un homme blanc à la recherche d’exotisme sexuel pendant que l’autre se transforme en prostituée. Cette scène fait émerger à nouveau le malaise, mais cette fois-ci il disparaît lorsque la prostituée se rebelle et soumet l’homme blanc. Ces changements d’émotions brusques se produisent tout au long du spectacle et dans la variation finale, créée par Ann Van den Broek. Dans celle-ci, le sentiment de révolte présent à la fin de la performance précédente s’estompe, les danseurs et le décor changent ; l’on retrouve la sobriété du début. Aucun mouvement de danse n’est esquissé et, pendant les dernières minutes du spectacle, le duo se contente de chanter, en répétant les mêmes gestes et sans exprimer la moindre émotion. La performance devient longue et pesante et les spectateur·rice·s semblent ressortir de la salle perdu·e·s et sans trop savoir quoi en penser.

Au-delà de l’ouïe et de la vue

Du côté d’Antichambre, les spectateur·rice·s sont aussi perdu·e·s, mais cette confusion ne dure pas. Dans cette performance interactive, les spectateur·rice·s sont au coeur du dispositif et ne sont pas de simples témoins. Ils·elles entrent dans l’œuvre et la performance artistique dépend de leur propre performance. À l’entrée de l’antichambre, chacun·e doit couvrir ses oreilles d’un casque et ses yeux de lunettes qui permettent seulement de distinguer des silhouettes et des points de lumières. Ils·elles sont ensuite guidé·e·s vers un couloir étroit qui débouche sur un espace que chacun·e peut explorer à sa guise durant les prochaines 50 minutes. Cette exploration hors du commun passe essentiellement par le toucher puisque les sons sont atténués et la vision floue. Le·a spectateur·rice, ou plutôt le·a visiteur·euse, découvre ainsi des murs doux, une piscine remplie de billes gluantes à l’odeur d’huiles essentielles et surtout des danseur·euse·s guides. Ces dernier·ère·s guident ou se laissent guider, font danser les visiteur·euse·s ou bien les effleurent simplement. Au début, chaque personne semble un peu déboussolée, timide et n’ose pas trop toucher les autres ou s’aventurer trop loin dans la pénombre. Mais plus le·a visiteur·euse découvre de nouveaux espaces, plus cette envie de découverte grandit et plus il·elle désire explorer chaque recoin de l’espace. Quant à la peur des autres, elle s’estompe petit à petit et les visiteur·euse·s apprennent à apprécier et rechercher le contact d’une main ou l’effleurement d’une épaule. Contrairement à Danse mutante, où sons et lumières sont très présents, Antichambre trouve son originalité en l’absence de ceux-ci. L’expérience repose essentiellement sur le sens du toucher, rare pour le·a spectateur·rice dans une performance habituelle de danse, et celui-ci donne toute sa sensualité à la performance artistique. Chacun·e est libre d’aller à la recherche de l’autre ou de continuer son exploration en solitaire. Cette expérience est un merveilleux moment de liberté et de relaxation, voire de méditation, où chacun·e est coupé·e de la vie bruyante et pleine de lumières caractéristique de notre monde moderne. Les visiteur·euse·s plongé·e·s dans cet espace minimaliste peuvent apprendre ou réapprendre à écouter leur corps et à le laisser s’exprimer, communiquer et interagir avec les autres. Comme Danse mutante, cette performance est tout aussi originale et expérientielle. En revanche, au lieu de susciter un sentiment de mal-être qui va et vient, elle suscite rapidement une sensation de bien-être. 

Un changement de perception 

Les chorégraphes ont pris des risques avec ces deux performances artistiques qui poussent le public hors de sa zone de confort et aspirent à le faire devenir acteur plutôt que spectateur. Si ce parti pris est bien réussi dans Antichambre et crée un changement de perception chez l’auditoire, cela est plus mitigé pour Danse mutante. Certains passages sont trop dérangeants et atténuent le potentiel qu’ont d’autres moments chorégraphiques absolument magnifiques. Pour éveiller ses sens et être surpris·e, l’Antichambre est l’endroit où se rendre, se laisser entraîner, s’abandonner et vivre l’instant présent le temps d’une soirée. 


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