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Montréal : des problèmes structurels

Les francophonies postcoloniales restent marginalisées à l’échelle de la ville. 

Béatrice Malleret | Le Délit

Dans les cercles universitaires, un nombre grandissant d’étudiant·e·s font l’observation de lacunes importantes en termes d’études postcoloniales dans les milieux francophones. Cependant, plus largement, il semble y avoir un problème de visibilité bien plus vaste des productions francophones non occidentales dans les sphères éducatives, sociales et culturelles. C’est le constat que fait une étudiante mcgilloise (qu’on appellera Léa), qui décide de tenter de changer les choses en fondant son propre projet, le Collectif interuniversitaire d’Études Francophones Postcoloniales (CÉFP).

Un projet grandissant

À propos de l’unique cours de littérature francophone postcoloniale proposé par McGill, cette étudiante nous confie : « c’est gênant, on était quinze personnes, et pourtant on ne lisait que des grands noms. » En réalisant que ce cours était le seul offert sur ce sujet, celle-ci s’est posée des questions sur le département en général : « est-ce que c’est parce qu’il n’y a pas d’intérêt, mais ça je ne le pense pas, ou c’est qu’il n’y a pas de volonté de la part du département d’offrir ce genre de cours ? »

Après avoir communiqué avec plusieurs autres universités, la fondatrice du projet réalise que McGill n’est pas du tout la seule dans ce cas : L’UdeM et l’UQAM, pourtant francophones, n’offrent guère plus de place aux perspectives postcoloniales. Cela ne concerne pas que l’offre de cours, mais aussi la réception des professeur·e·s face à ces sujets : des thèses de recherches refusées, des idées de mémoires jugées trop « radicales » ou « idéologiques ». L’étudiante comprend peu à peu qu’elle ne peut cantonner ses initiatives au milieu universitaire : « on ne peut pas travailler au-dessus si on ne va pas chercher au-dessous. Souvent, chacun reste de son côté, […], le milieu académique prétend théoriser sur les réalités sociales des communautés, mais ne va pas sur le terrain, [tandis que] le milieu communautaire ne pense même pas avoir accès au monde académique. » 

Dès les premiers niveaux

Ayant grandi dans le quartier de Montréal-Nord, dont la population est constituée à près de 60% de personnes issues de l’immigration, il est très clair pour la fondatrice du Collectif que la hiérarchisation des francophonies transcende évidemment la sphère universitaire. Des éléments plus structurels déterminent déjà, beaucoup plus tôt, les différences d’accès à la culture selon les quartiers dans lesquels évoluent les jeunes francophones de Montréal. Léa nous conte un incident qui a eu lieu dans son ancienne école secondaire. Tous les ans, chaque élève se voyait normalement assigné·e une liste de dix romans à lire. Après des plaintes de parents qui n’étaient pas en mesure de payer ces livres et n’étaient tenus par les commissions scolaires que d’acheter les fournitures scolaires de leurs enfants, l’école a dû se résigner à réduire de moitié cette liste, ne pouvant ni obliger les parents à se les procurer, ni fournir les dix romans à chacun·e des élèves, faute de moyens. « Comment peut-on prétendre que diviser par deux le nombre de romans n’aura pas d’impact sur ces jeunes-là ? Celui·celle qui est allé·e à l’école secondaire de Montréal-Nord et celui·celle  qui est allé·e à Brébeuf n’auront pas les mêmes chances ».

Ces problèmes sont sujets à être aggravés par des décisions politiques, comme il est présentement le cas avec l’instauration de la taxe scolaire du gouvernement Legault. Tous·tes les propriétaires montréalais·es bénéficient désormais d’un moindre taux de taxes finançant les services en matière d’éducation, en résulte une coupure (estimée à près de quatre millions de dollars) au budget des commissions scolaires alloué aux écoles des milieux défavorisés de la ville. Malgré les promesses du gouvernement de compenser ces pertes, beaucoup affirment que ces efforts ne seront pas suffisants et que l’argent puisé dans le Trésor public visant à cette compensation serait de toute façon mieux utilisé s’il était dédié à de nouveaux investissements en services d’éducation.  Ainsi, les incidents tels que celui survenu dans cette école de Montréal-Nord semblent destinés à se répéter.

Celui·celle qui est allé·e à [une] école secondaire de Montréal-Nord et celui·celle qui est allé·e à Brébeuf n’auront pas les mêmes chances 

Il devient donc clair que les communautés francophones provenant directement ou indirectement de l’immigration soient structurellement moins amenées à faire partie des cercles dominants de la francophonie montréalaise — et à voir le français comme moins attrayant — si elles y sont déjà découragées dès le plus jeune âge. À ceci s’ajoutent des problèmes de représentation : « il y a énormément d’auteurs racisés qui ont du succès mais qui ne sont pas lus, ni dans les écoles secondaires ni dans les cégeps, parce qu’encore une fois, leurs romans sont mis dans la case ‘littérature étrangère’, alors qu’ils sont québécois, et qu’ils écrivent ici ! » À ce sujet, un projet en cours de développement du collectif serait de créer une banque de livres disponible aux élèves et visant à combler les pertes comme celles de l’école secondaire, dans laquelle seraient promues des œuvres d’auteur·rice·s racisé·e·s. « Si on fait ce travail à cet âge-là, alors il y aura moins besoin de décoloniser plus tard ».

Scène culturelle montréalaise 

En dehors du contexte scolaire, des exemples précis peuvent aussi révéler de manière évidente la hiérarchisation systématique des francophonies montréalaises. L’exemple du rap québécois le reflète particulièrement bien. « Un problème à Montréal, c’est que le rap/hip-hop montréalais [des communautés migrantes] est très marginalisé, il ne sera jamais ‘québécois’. La preuve : les Francofolies. Aux Francofolies, on a de tous les groupes, mais on ne mettra jamais de rap des quartiers, parce qu’il est ‘sale’. Mais si on prend le rappeur québécois [blanc] Loud, lui est très [accepté]. […] Pourquoi est-ce qu’on accepte Loud comme rappeur ‘québécois’, mais que le rap de personnes racisées reste ‘de rue’ ? […] La musique est politique, elle est postcoloniale. Une simple décision d’une grande production comme les Francofolies, qui refuse l’accès à ce genre de plateformes à des artistes racisés, c’est politique ». En effet, le mouvement communément appelé « rap keb » est en plein essor au Québec, mais semble réservé aux Québécois·es blanc·he·s. Encore une fois, le refus d’être considérées comme faisant partie de la culture francophone mainstream et dominante pour les jeunes personnes issues de milieux immigrants défavorisés se répète. La rappeuse canadienne d’origine haïtienne Jenny Salgado, plus connue sous le nom de J.Kyll, disait à ce sujet  dans le cadre d’une entrevue : « Ce jeune-là, si, lui, quelque part, ne se voit pas, peu importe dans quel angle il regarde, quand il regarde la culture québécoise, il va chercher ailleurs. Donc, il va aller écouter tout le ‘gangsta rap’ américain, puis il va se dire : ‘voilà ce qui me ressemble’, […] puisque le Québec lui-même n’en a rien à cirer de ce qu’il est en train de devenir ».

Des initiatives sont toutefois en train d’être créées pour surpasser cette hiérarchisation des francophonies, particulièrement en ce qui touche aux enjeux de représentation. L’étudiante nous parle de la librairie Racine, première librairie montréalaise ayant pour but exclusif de faire la promotion d’auteur·rice·s racisé·e·s. Elle se situe dans le quartier de Montréal-Nord, et ce choix de location est significatif : créer ces espaces dans les périphéries facilite évidemment l’accès à la culture pour ceux·celles qui n’ont simplement pas le temps ni les moyens de se déplacer loin pour des évènements culturels. Ce genre d’initiatives tend vers une réelle décentralisation de la culture et du savoir : « Que ce soit les gens du centre-ville qui se déplacent vers nous, parce qu’il y a de la culture aussi là-bas. La culture, elle n’est pas juste entre Berri et Peel. »

Il apparaît alors clair que des initiatives de terrain, sociales et culturelles, sont nécessaires afin de combattre les obstacles structurels qui renforcent la marginalisation des francophonies postcoloniales à Montréal. 


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