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Les élections fédérales décortiquées

Le Délit discute des élections avec Daniel Béland, professeur de sciences politiques à McGill et spécialiste de la politique canadienne.

Rafael Miró | Le Délit

Le Délit (LD) : Comment le paysage politique a‑t-il changé depuis l’élection de Justin Trudeau en 2015 ?

Professeur Daniel  Béland (DB) : La première chose qui a changé, c’est qu’au début de la dernière campagne, on s’attendait à une course pour le pouvoir entre le Nouveau Parti Démocratique (NPD) et le Parti conservateur (PCC); les néo-démocrates ne sont vraiment plus dans la course cette fois-ci. De plus, depuis de le début de son mandat, l’aura qui entourait Justin Trudeau a quand même perdu de son lustre. D’une part, à cause de l’usure du pouvoir, mais aussi à cause d’événements plus précis, comme le voyage en Inde ou l’affaire SNC-Lavalin, quoique bien que ces évènements aient eu un impact très différent selon les provinces.

Ce qui a changé peut-être de façon plus profonde, c’est la carte électorale dans les provinces. Quand les conservateurs ont perdu l’élection, il y avait beaucoup de libéraux au pouvoir dans les provinces, et en particulier dans toutes les grosses provinces : en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique, sans compter en Alberta où le gouvernement néo-démocrate était plutôt de centre-gauche comme les libéraux. On avait donc une carte électorale qui était assez favorable aux libéraux, et c’était beaucoup plus facile de travailler avec les provinces. Ce qu’on a vu depuis deux ou trois ans, c’est que la carte électorale a graduellement viré au bleu, avec des critiques très féroces de Justin Trudeau aux commandes en Alberta, en Ontario et en Colombie-Britannique. Il faut dire qu’en Ontario, par contre, Doug Ford est plutôt impopulaire en ce moment, alors sa présence ne va pas nécessairement nuire à Justin Trudeau. Ce n’est pas du tout la même chose au Québec, où François Legault est très populaire. Le gouvernement caquiste est en mesure de faire des demandes crédibles, notamment sur la loi 21 qui est très populaire chez les électeurs francophones, des électeurs qu’aucun parti ne veut s’aliéner. L’élection de la CAQ est aussi une mauvaise nouvelle pour les libéraux, parce que ce sont en grande partie des électeurs qui vont voter contre eux. Les électeurs qui ont voté pour Legault pour des raisons nationalistes vont évidemment voter pour le Bloc, et ceux qui ont voté pour lui à cause de son conservatisme devraient voter pour le parti conservateur, à moins qu’ils ne votent pour le parti populaire de Maxime Bernier.

LD : Selon vous, quels sont les enjeux qui devraient être déterminants pour cette campagne électorale ?

DB : La réponse est peut-être évidente, mais dans toutes les campagnes [électorales], l’économie est généralement l’enjeu le plus important. Je pense que cette année on voit beaucoup de discussions au sujet de l’économie, mais cette fois en lien avec des questions comme l’immigration ou l’environnement. L’économie est maintenant souvent abordée en relation avec l’environnement. Est-ce qu’on doit, par exemple, continuer à construire des pipelines et continuer à consommer [du pétrole]? L’environnement n’est pas seulement perçu comme un enjeu politique ou symbolique, c’est aussi un enjeu économique. C’est toute la question de l’économie verte, mais aussi de ce qui va arriver avec l’industrie gazière et l’industrie pétrolière du pays.

Pour le reste, les sujets abordés dépendent beaucoup des régions et des provinces. Bien sûr, en Alberta on va parler beaucoup de pipelines. Au Québec, on parle plus d’environnement, mais je pense aussi qu’on va parler un peu de la loi 21 et de l’autonomie provinciale, par rapport à l’ingérence potentielle d’Ottawa face au gouvernement de François Legault. En Ontario, on parle plutôt de l’aspect fiscal et budgétaire, dans le miroir de ce qui se passe avec Doug Ford et son gouvernement progressiste conservateur. 

Même si le Canada est un pays de plus en plus urbain, on voit aussi des distinctions entre les centres-villes, les banlieues et le monde rural. Concernant l’agriculture par exemple, les gens à Montréal ça ne les intéresse pas trop, mais si vous sortez juste un peu de Montréal et que vous allez dans les Cantons de l’Est ou bien dans la Beauce, ce sont des enjeux qui sont très importants. 

[Outre tous ces enjeux], comme c’est un gouvernement libéral, il y a, inévitablement, la question de savoir si Justin Trudeau devrait rester en poste, s’il mérite qu’on lui accorde la confiance des Canadiens pour un autre quatre ans. 

LD : Plusieurs analystes prétendent en ce moment que deux courses se jouent au Canada. Il y aurait d’abord la course entre les libéraux et les conservateurs pour le pouvoir, puis il y aurait également la course entre le NPD et le Parti vert pour la troisième place. Qu’est-ce que l’issue de cette deuxième course pourrait changer à long terme pour les deux partis ?

DB : Déjà, même à court terme, on est dans une situation où, si l’on regarde les sondages, un gouvernement minoritaire est possible, et je dirais même très possible. Cela veut dire que chaque vote à la Chambre des communes va compter. Ce qui est intéressant, c’est que même si le NPD ou les verts finissaient loin en troisième place, ils pourraient avoir la balance du pouvoir ou même faire partie du gouvernement. Si je ne mentionne pas le Bloc québécois, c’est qu’en 2008 l’idée que le Bloc puisse faire partie de la coalition gouvernementale avait créé un sacré remue-ménage à l’extérieur du Québec. Par contre, même si ce serait difficile pour le Bloc de faire partie du gouvernement, il pourrait voter ou non pour le gouvernement et donc avoir la balance du pouvoir partagée avec les verts et le NPD évidemment. Il pourrait également augmenter son nombre de sièges et obtenir le statut de parti officiel, ce qui lui donnerait accès à plus de ressources.

Même si le NPD ou les Verts finissaient loin en troisième place, ils pourraient quand même avoir la balance du pouvoir

Pour revenir au NPD, même s’il perd beaucoup de sièges, il pourrait en fait avoir plus d’influence concrète sur un gouvernement minoritaire lorsque le gouvernement minoritaire sait l’importance d’avoir la balance du pouvoir et donc même les plus petits partis peuvent jouer un rôle important dans la joute politique. On voit ce qui se passe en Colombie-Britannique, où les verts [de Colombie-Britannique] n’ont pas beaucoup de députés (seulement trois, ndlr) mais ont la balance du pouvoir. 

LD : Les gouvernements de coalition — donc comptant des ministres issus de différents partis — sont très fréquents dans d’autres systèmes parlementaires, comme au Royaume-Uni, mais ils sont très rares ici au Canada, remplacés comme vous le dites par des gouvernements minoritaires. Est-ce que c’est une possibilité réelle au Canada ?

DB : Il n’y a jamais eu de gouvernements de coalition au fédéral, mais il y en a déjà eu plusieurs au niveau provincial, comme ça se voit actuellement en Colombie-Britannique. Constitutionnellement, c’est parfaitement possible. En fait, tout ce qui concerne le gouvernement au Canada relève plus de conventions que de la constitution. Dans la loi constitutionnelle de 1867 ou encore la loi constitutionnelle de 1982, le mot premier ministre n’apparaît pas une seule fois, pas plus que le mot cabinet ou encore le mot caucus. Mais pour ce qui est du gouvernement, en général au fédéral la tradition c’est d’avoir un gouvernement minoritaire : on s’allie avec les partis d’opposition pour faire passer des lois, mais seulement au cas par cas, au lieu de signer une sorte de contrat de coalition comme on le fait dans d’autres pays, comme en Israël, en Belgique, en Italie ou au Danemark.

LD : Dans quelles régions est-ce que le résultat électoral sera le plus significatif le 21 octobre prochain ?

DB : Je dirais que la région la plus importante, c’est la grande région de Toronto, puisqu’elle compte à elle seule 6.5 millions d’habitants ; elle a donc un poids démographique à peu près similaire à celui du Québec. Les banlieues de Toronto sont particulièrement déterminantes puisque, contrairement à la ville elle-même qui élit de manière assez prévisible des libéraux ou parfois des néo-démocrates, elles oscillent entre le Parti libéral et le Parti conservateur. Dans les dernières années, le parti qui a remporté le plus de sièges dans les banlieues de Toronto a toujours réussi à former le gouvernement, que ce soit les conservateurs de Harper en 2011 ou les libéraux de Justin Trudeau en 2015. La question cette fois-ci, c’est de savoir si les libéraux vont réussir à conserver leurs sièges.

Les élections vont aussi se jouer au Québec en raison des 14 sièges du NPD qui sont très menacés, dans des régions comme Sherbrooke, Trois-Rivières ou la grande région de Montréal. Il n’est pas exclu que le NPD réussisse à en garder quelques-uns, mais pour le moment c’est très mal parti. Les autres partis devraient fortement se disputer ces sièges ; les conservateurs pourraient en ramasser un ou deux, le Bloc peut-être un peu plus, mais dans l’ensemble c’est sûr que ça profite surtout au Parti libéral, qui est en avance dans les sondages au Québec et qui devrait en récupérer la majorité. 


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