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L’intuition comme moteur du développement de soi

Portrait de Ralph Waldo Emerson.

Béatrice Malleret | Le Délit

« L’homme devrait apprendre à détecter et à observer cette lueur qui, de l’intérieur, traverse son esprit comme un éclair, plus qu’il ne prête attention à l’éclat qui brille au firmament des bardes et des sages. »

Ralph Waldo Emerson est un philosophe états-unien du 19e siècle pour qui l’intuition, bien davantage que la raison, représente la clé de la sagesse, de la vérité et du bonheur. Il rejette l’idée d’une préséance des paroles des maîtres des siècles passés, des systèmes théoriques et des traditions. C’est ainsi qu’il prône l’autosuffisance intellectuelle, ancrée dans une connaissance intuitive de soi.

La lecture de ses essais s’avère une expérience surprenante. Le style a, à lui seul, de quoi captiver. Poète, Emerson sert à ses lecteurs des phrases qui vont d’inspirantes à énigmatiques. Des affirmations telles que « Si laid soit-il, il n’existe aucun objet qui ne soit rendu beau par une lumière intense » et « Nous ne sommes jamais las tant que nous pouvons voir suffisamment loin » nous obligent à arrêter notre lecture afin de sérieusement les considérer.

Pourtant, l’intérêt des propos d’Emerson ne se limite pas à leur grand style. Ses écrits, qui allient contemplation solennelle et mordant, peuvent être source d’inspiration pour quiconque en quête de pistes de réflexion en matière d’épanouissement personnel. Pourfendeur véhément des tentatives de rationalisation de la personnalité humaine, Emerson propose des idées rafraîchissantes pour tous ceux que la morosité des « nous sommes la moyenne des cinq personnes avec qui nous passons le plus de temps », rencontrés au hasard de recherches Internet sur le thème de l’introspection, assomme.

Comment les écrits d’Emerson peuvent-il nous inspirer à être la meilleure version de nous-mêmes ? Deux idées, élaborées dans les essais La confiance en soi et La nature, s’imposent comme incontournables en la matière : la compassion sélective et la nature comme discipline.

 

Quelques mots sur la philosophie d’Emerson

 

Disons d’abord quelques mots concernant Emerson, considéré, déjà de son vivant, comme un grand contributeur à la philosophie américaine.

Sa philosophie, dite transcendentaliste, est fortement inspirée de la pensée néoplatonicienne et du stoïcisme. Emerson affirme qu’il n’existe qu’une nature humaine, que chacun peut connaître par la connaissance de soi-même. Cette connaissance de soi est aussi celle de ce qui est juste et bon ; l’individu à l’écoute de soi et des autres accède nécessairement à un savoir moral, qui lui sert de loi. Il appliquera partout cette loi qui émane de l’intérieur, le plus exigeant des guides, et le seul qui soit valable, parce qu’universel.

Emerson est prêtre unitarien pendant les premières années de sa vie professionnelle, mais en vient rapidement à rejeter les dogmes unitaristes. Celui qui parle des « propos stupides des fidèles du Dieu d’Israël » demeure malgré tout profondément religieux, sentiment dont toute sa pensée est inspirée. Il considère notamment que tout phénomène naturel est une manifestation de, et donc une voie d’accès à, Dieu.

 

La compassion sélective

 

Emerson ne parle pas lui-même de « compassion sélective ». Cette expression vient pourtant à l’esprit lorsqu’on lit, dans les premières pages de La confiance en soi, ceci : « ne me parlez pas, comme le fit aujourd’hui un brave homme, de l’obligation que j’ai d’améliorer le sort de tous les pauvres. Sont-ils mes pauvres ? Je te le dis, philanthrope stupide, le dollar ou les quelque cents que je donne à ceux qui ne sont pas de mon côté, et du côté desquels je ne suis point, c’est à contrecœur que je le fais. […] il ne s’agit que d’un argent coupable que, peu à peu, j’aurai le courage viril de ne plus donner. »

Ici, comme souvent dans ses écrits, Emerson déclare davantage qu’il n’explique. Cette apostrophe fictive n’est pas suivie de précisions sur sa signification, ni d’une démonstration de son bienfondé ; il n’en tient qu’à nous de l’interpréter. Certes, Emerson s’oppose fermement au don motivé par la culpabilité. Tenter de racheter son indifférence, voire sa méchanceté, par des actes apparemment vertueux, ce qu’Emerson appelle « le transfert de l’individu à ses actes », demeure une tentative de s’effacer derrière derrière des standards sociaux.

Ici, pourtant, sa pensée va plus loin. Il ne se contente pas de mettre en garde contre l’oppression par ces standards, les tentatives de manipulation ou la peur de sa propre culpabilité. Comment, en effet, comprendre la mention de sa répugnance à donner à celui « qui n’est pas de son côté » ? L’une des clés d’interprétation de ce passage se trouve peut-être dans La nature, où Emerson affirme le pouvoir certain de l’action humaine. Il affirme notamment que l’humain « peut faire plier par sa volonté, non seulement les événements particuliers mais des groupes immenses, […]  toute la série des événements et aussi soumettre les faits à cette volonté ».

Vu sous cet angle, l’acte de compassion discuté par Emerson se trouve comme empreint d’un pouvoir plus grand que ce qu’on peut se figurer aux premiers abords. Tout don n’est pas bon en soi, suggère Emerson, et le secours à une personne ou à un groupe ne signifie pas nécessairement une avancée pour l’humanité. Suivant cette logique, la propension à la compassion sans discrimination n’est pas compassion réelle, voire préjudice à certains. Voilà qui est radicalement opposé à la doctrine chrétienne traditionnelle.

C’est cette idée du représentant d’une cause qui « n’est pas de notre côté » qu’on retrouve par exemple aujourd’hui dans le dilemme entre donner à une organisation vouée au soutien aux personnes atteintes d’un cancer, mais qui s’associe pourtant à des compagnies dont les produits sont soupçonnés cancérigènes, et refuser une contribution qui permettrait d’apporter un réconfort immédiat aux victimes. C’est notre intuition qui doit nous guider dans cette navigation morale, intuition qui doit permettre de prévenir le dilapidage de nos ressources.

Dans le même ordre d’idées, Emerson affirme qu’« il faut que votre bonté ait quelque tranchant, sinon elle n’est point » et encourage à dénoncer l’hypocrisie de tout un chacun dans un style voisin de l’arrogance de la jeunesse dont il fait l’apologie. Un ton plus cinglant peut, selon la situation, être plus efficace qu’un ton conciliant, suggère-t-il. Ainsi, ses propos soulèvent des questions auxquelles il est moins aisé de répondre, par exemple la façon dont il convient d’agir avec une personne qui cause de l’inconfort à des amis et de quelle façon dire les choses.

 

La nature comme discipline

 

Emerson porte un grand amour à la nature ; son essai du même nom en témoigne. C’est dans ce texte qu’Emerson présente la notion selon laquelle « les faits naturels particuliers sont les symboles de faits spirituels particuliers ».

La nature, nous explique le philosophe, nous procure une gamme de services : la commodité, la beauté, le langage et la discipline. Elle produit notre subsistance, nous permet de satisfaire notre désir de beauté (chaque chose est belle en elle-même et parce qu’elle évoque la Beauté divine), nous fournit des situations, des images et des émotions qui servent de base au développement du langage et nous enseigne la discipline. Cette dernière dimension est particulièrement intéressante dans le contexte d’une recherche ayant pour objectif l’épanouissement du soi.

La nature est enseignement ; c’est par elle que nous développons nos connaissances quant au fonctionnement de la vie, et ce, à tous ses niveaux. Les faits matériels naturels, tels que l’éclosion d’une fleur, l’invasion de plants par des insectes et le lever du soleil, sont des représentations de ce que nous vivons comme être humain, aux niveaux physique, moral et spirituel. Cette concordance entre les phénomènes naturels et l’existence humaine est certaine et sans exception ; Emerson parle d’une « correspondance radicale » entre ces deux réalités.

La solidité des racines des arbres renvoie à l’ascendant que le contexte familial dans lequel nous évoluons a sur nous, par exemple. Les risques auxquels les nouvelles plantations sont exposées évoquent la variété des dangers et difficultés qu’il faut affronter en grandissant. La brume qui couvre le fond d’un précipice illustre les profondeurs voilées de la personnalité humaine.

Non seulement ces phénomènes sont l’illustration de ce que nous vivons, ils représentent aussi, et c’est ici que la notion de discipline prend tout son sens, ce que nous devons faire. Chaque situation renferme une indication. On aura par exemple du mal à escalader une montagne glacée sans souliers à crampons, tout comme on aura de la difficulté à gravir les échelons de la connaissance morale sans les bons outils pour le faire.

Cette perception métaphorique enrichit considérablement les expériences quotidiennes. Porter une attention monastique aux petits événements permet de transformer son quotidien en une œuvre de poésie, qui procure enseignement moral et satisfaction esthétique. De ce type d’attention soutenue émerge ce qui s’impose comme actions et incite donc à l’autodiscipline, mais, plus encore, s’adonner à cet exercice est, en soi, une discipline.

En conclusion

Certes, l’on pourrait rétorquer à Emerson que la culpabilité peut être utile et que la nature étant le lieu d’une très grande variété de phénomènes, il semble difficilement envisageable qu’on puisse interpréter la signification de tous les faits matériels correctement. En cela nous serions toutefois profondément emersoniens, puisque nous ne ferions qu’appliquer son conseil : voir tout ensemble d’idées comme un point de départ, comme un moyen à dépasser. Plus encore, Emerson répondrait sans doute que l’intuition permet justement de nous guider dans ces deux cas et que la véritable perception, puisque perception de phénomènes divins et donc parfaits, est affaire de fatalité.

Il ne s’agit pas, pour Emerson, de donner dans l’inertie, le désinvestissement social ou la provocation, mais plus simplement d’écouter cette voix intérieure qui incite parfois à la distanciation, à la remise en question et à la dénonciation franche. Quant à la métaphorisation de la perception, peut-être peut-elle permettre de trouver des réponses qu’on ne semble pas pouvoir trouver ailleurs et conférer à un quotidien parfois un peu lourd une touche de légèreté.


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