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L’humain, la fourmi du cosmos

Est-ce socialement bénéfique de croire au sens de l’existence ?

Laura Tobon | Le Délit

Isaac Newton, en expliquant comment nos corps se comportent à la surface de la Terre, a établi la loi universelle de la gravitation. La raison pour laquelle les corps sont attirés vers le centre de notre planète demeure toutefois étrangère au domaine des sciences expérimentales. Celles-ci peuvent permettre de comprendre le fonctionnement de phénomènes naturels, mais ne s’interrogent pas sur le motif d’existence de ces phénomènes. Or, en ignorant les raisons de ce qui est, il est impossible de trouver une signification au monde, à notre propre raison d’être… Pourquoi est-il important de croire au sens de l’existence ? Il me semble que la valeur que l’on s’accorde individuellement influence aussi la manière d’envisager notre place dans le monde. Dans cette perspective, est-ce que donner un sens à sa propre vie nous est bénéfique socialement ?

Le scepticisme de l’existence

Apportons d’abord quelques précisions préliminaires : l’existence sera entendue comme le fait d’exister, d’être dans le monde, de se trouver là concrètement. Toutefois, elle ne se rapporte pas nécessairement à une manifestation observable. Par exemple, les représentations mentales ou les images que l’on se fait d’une situation, dont l’existence est invisible, existent bien pour la personne qui les conçoit. Le sens donné à l’existence, c’est sa raison d’être, ce qui la justifie, ce qui prouve sa valeur. Dans l’intérêt de cette proposition argumentative, on qualifiera alors de « sceptique » celui qui ne croit pas à une quelconque signification de l’existence.

« La fourmi est à l’humain ce que l’humain est au cosmos »

J’argue toutefois que le sens donné à l’existence doit occuper une importance fondamentale pour toutes et tous, y compris pour les personnes qui refuseraient d’y adhérer intellectuellement. En effet, même si le sceptique pense qu’il n’y a pas de raison d’être objective, il est dans l’obligation de donner un sens à sa propre existence. Dès qu’il entreprend une action, le sceptique se crée une morale pratique qui concorde avec son propre système de valeurs, car il accomplit ce geste en y percevant un bien ou un mal. La recherche du bien purement symbolique guide ses actions et permet de leur attribuer un sens illusoire. Un sceptique entièrement clairvoyant, confronté à l’insoutenable absurdité du monde, questionnerait en permanence la pertinence de ses actions, ce qui l’empêcherait d’agir et donc de vivre. Pour continuer à vivre, il doit en quelque sorte s’aveugler et trouver un sens dans une existence où il n’en voit pas. Le sceptique a besoin de se conforter dans l’idée que ce qu’il accomplit n’est pas inutile, voire que sa vie n’est pas vaine.

La position du sceptique demeure tout de même défendable, car l’humain est obligé de simplifier le monde dont il fait l’expérience, ce qui ne lui permet pas de le cerner dans toute sa complexité. L’humain ne donne pas un sens au véritable univers, mais à l’univers perçu, qui est une réduction de sa pensée. Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, le philosophe allemand Arthur Schopenhauer explique que « l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation ». En ce sens, le réel observable dépend de la vision subjective que s’en fait l’humain, fidèle à sa perception des choses. Le monde matériel n’est qu’une projection qui découle de la volonté. La volonté s’avère être la chose en soi, véritable dans son entièreté. L’humain ne peut expliquer le sens de sa représentation du monde, car celle-ci n’est que l’apparent déploiement d’une volonté hermétique à sa propre capacité de compréhension. Ainsi, l’humain demeure incapable d’expliquer pourquoi il existe.

Un autre argument pouvant être avancé en faveur de la position sceptique est que le sens de la vie humaine est insignifiant à l’échelle de l’univers. Les actions entreprises sur la Terre n’occasionnent aucune répercussion sur la continuité d’existence de la galaxie. Dans cette optique, Jean Rostand, biologiste et moraliste français, explique que « la chute d’un empire ne compte pas plus que l’effondrement d’une fourmilière sous les pieds d’un passant distrait ». La fourmi est à l’humain ce que l’humain est au cosmos. L’humain accorde naturellement une importance moindre aux êtres qu’il considère détenteurs d’une intelligence inférieure, et il en irait de même si une entité s’avérait nettement plus puissante et intelligente que l’humain. Cette entité l’anéantirait probablement avec le même ennui qu’un enfant bouchant le trou d’un nid de fourmis, ces petits êtres n’exerçant pas d’influence directe dans sa vie. Cette extermination de l’humain paraîtrait cruelle, voire gravissime dans la perspective humaine. D’un point de vue sidéral, une vie humaine et une vie de fourmi s’équivalent, parce que dans les deux cas, elles n’ont pas d’incidence sur le reste de l’univers. Une vie qui n’engendre aucun effet dans le cosmos est une vie sans intérêt.

« Le sceptique a besoin de se conforter dans l’idée que ce qu’il accomplit n’est pas inutile, voire que sa vie n’est pas vaine »

Or, même si l’humain est insignifiant à l’échelle sidérale, il ne l’est pas dans l’accomplissement de sa vie sur Terre. Donner un sens à son existence circonscrite – ou du moins en chercher un – se révèle essentiel, car cela permet de donner une implication concrète aux systèmes de valeurs sur lesquels nous nous basons pour entreprendre nos actions. Ces systèmes de valeurs, bien qu’ils puissent être jugés insignifiants du point de vue individuel, comportent une importance certaine, dans la mesure où le sens que nous attribuons au tissu social influe sur notre manière de manifester notre agentivité au sein de la collectivité. Sans faire reposer le fardeau de la responsabilité sociale uniquement sur les individus, le sens que nous donnons à notre propre existence doit nous permettre d’effectuer, à notre échelle, les changements que nous voulons voir dans le monde. Accorder un sens à sa propre vie, c’est aussi accorder une importance à notre raison d’être sur Terre et à la nécessité de tenir nos engagements sociaux vis-à-vis de l’existence des générations futures. 


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