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Sauver la planète de nous-mêmes ?

Face à l’impératif écologique, repenser son désir de mettre au monde ?

Iyad Kaghad | Le Délit

« Vous voulez des enfants, vous ? » Cette question surgit à la fin d’une soirée entre ami·e·s, où les langues se délient et les esprits s’échauffent. L’humeur est légère, propice à un énième débat inconséquent. C’est en effet une question qui se pose souvent, car l’on est certain·e·s que chacun·e se l’est déjà posée, forcément. Même si, aujourd’hui, de plus en plus de femmes et d’hommes assument ne pas vouloir d’enfants, nos sociétés occidentales attendent (surtout à l’égard des femmes) que vive l’envie de procréer, de fonder une famille, comme ultime projet d’une vie réussie et témoignage d’un bonheur partagé, préférablement, à deux. On a ainsi, lorsque l’on reçoit une réponse négative, l’habitude d’entendre des « justifications » d’ordre strictement personnel. Pour privilégier la carrière, dans une société où l’on demande encore aux femmes de faire un choix entre famille et travail. Pour se centrer davantage sur soi, sans dépenser l’énergie et le temps que requiert l’éducation d’un·e enfant. 

Un tour de cercle rapide me fait comprendre que je suis la seule du groupe exprimant le désir d’avoir des enfants (« Quatre ! Comme chez moi ! »), émanant de souvenirs heureux passés en compagnie de ma fratrie – fidèles camarades de jeu, de bêtises et d’apprentissages. Les autres présent·e·s ne partagent pas cet enthousiasme et me l’expliquent avec davantage de recul : en vue de l’actuelle crise écologique colossale, comment puis-je envisager de mettre au monde autant d’enfants ? De nouveaux·elles pollueur·se·s, mais aussi des victimes supplémentaires d’une société obsédée par l’idée d’une croissance infinie ? D’abord sur la défensive et porteuse d’un message d’optimisme, en partie lié à ma découverte de ces explications « radicales », je m’efforce à comprendre ces arguments difficiles à intégrer. Il s’agit en effet d’intérioriser l’idée que pour sauver la planète, il faut la sauver de nous-mêmes. 

Notre monde s’effondre

Avec Raphaël Stevens, Pablo Servigne – chercheur indépendant et agronome de formation – fait partie d’une nouvelle génération qui sonne l’alarme : le monde, ou plutôt notre civilisation actuelle, s’effondre. Extinction de nombreuses espèces vivantes, épisodes climatiques extrêmes, conflits autour de ressources de plus en plus limitées, vagues de migrations – nous sommes à quelques années d’un ébranlement de notre système productiviste. Interviewé par Alexia Soyeux dans son podcast Présages centré sur le concept de l’effondrement, Pablo Servigne évoque certaines de ses interactions avec ses enfants. Il raconte les regarder jouer avec des dinosaures en plastique, tout en rêvant de prendre l’avion ou de monter dans une fusée… Cette anecdote peut faire sourire, car elle traduit l’incohérence qu’on permet aux enfants d’exprimer. Jusqu’à qu’on l’on réalise que l’on se la permet également en grandissant. Depuis les premiers avertissements des scientifiques au début des années 1990, notre réaction est quasi inexistante. Cette inertie est notamment due au refus des élites économiques et politiques d’ébranler un système privilégiant la croissance et leur propre enrichissement. Mais aussi à notre incapacité émotionnelle d’accepter notre responsabilité et le risque de la disparition de notre espèce. Il est alors extrêmement réconfortant de se reposer sur des « solutions » au sein du système, comme par exemple la création de smart cities : ces nouveaux projets urbains séduisants, axés autour de la mise en place de quelques panneaux solaires et de voitures électriques, afin de prétendre répondre à l’urgence écologique. En novembre 2017, près de 15 000 scientifiques provenant de 184 pays publient un manifeste sur « la menace potentiellement catastrophique » que représentent les bouleversements climatiques, provoqués par notre dépendance aux énergies fossiles, par la déforestation et la production agricole depuis le début de l’ère industrielle. Cet accroissement de la production peut s’expliquer notamment par un boom démographique considérable : le nombre d’humains a été multiplié par sept en deux siècles. L’on prédit qu’il va exploser jusqu’à atteindre près de 11 milliards en 2100. 

Un poids en plus

Dans ce contexte chaotique, pourquoi rajouter un poids sur un navire qui coule ? Faire naître un·e enfant au sein des sociétés les plus polluantes signifierait consolider le projet politique d’une croissance économique et démographique éternelle, vectrice de « progrès ». Alors que, concrètement, élever un enfant implique une surconsommation considérable et lègue en héritage un mode de vie destructeur de notre environnement. Selon Eve-Lyne Couturier et Alejandra Zaga Mendez – respectivement doctorante en développement durable et chercheuse à l’IRIS -, chaque enfant que l’on choisit d’avoir dans notre société occidentale génère des émissions de 58,6 de tonnes de CO2 (TéC02), soit plus de 50 fois qu’un trajet en avion (1,6 TéCO2). Un geste résolument écologique, en plus de modifier son mode de vie, serait donc d’avoir « un enfant de moins », selon une étude de Environmental Research Letters publiée en 2017. J’insiste sur « société occidentale », car le refus de faire un enfant ou d’en faire moins est une prise de conscience qui devrait être généralisée dans les pays « développés », premiers responsables de cette crise depuis l’âge industriel. C’est en effet notre idéologie, notre mode de vie, nos systèmes industriels et de « développement » qu’on a voulu diffuser à travers le monde.

Faire naître un·e enfant […] signifierait consolider le projet politique d’une croissance économique et démographique éternelle, vectrice de progrès

Tou·te·s concerné·e·s ?

Pourtant, lorsque l’on évoque une dénatalité, on la présente comme une solution aux problèmes de développement des « pays du Sud ». On se souvient encore de la remarque du président français Emmanuel Macron en juillet 2017 à l’occasion d’une conférence de presse en marge du G20 à Hambourg. En parlant des « femmes africaines », il s’était permis le propos suivant : « Quand des pays ont encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider de dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien. » Cette remarque culpabilise « les femmes africaines », soit disant responsables de leur situation de précarité, alors que la population de nombreux pays africains sert essentiellement de main d’œuvre au système capitaliste dont bénéficient nos sociétés occidentales. Il est également avéré que le mode de consommation occidental, en particulier celui des classes privilégiées, est beaucoup plus néfaste que celui des populations du « Sud » – qui pourtant vivront le plus durement les conséquences du dérèglement climatique. En effet, selon Eve-Lyne Couturier et Alejandra Zaga Mendez, 10% de la population concentrée dans les pays riches produisent 49% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Dans la pièce No Kids, créée par la compagnie Ad Infinitum co-dirigée par Nir Paldi and George Mann, l’un des acteurs affirme : si tous les pays « en développement » vivaient avec notre mode de vie occidental, on aurait besoin de produire des ressources pour soutenir 105 milliards d’humains.

Un geste égoïste ?

Plus encore, mettre un·e enfant au monde dans un monde qui brûle est un geste pouvant être qualifié d’égoïste, voire de cruel. C’est prendre le risque de lui infliger des problèmes respiratoires et une qualité de vie de plus en plus médiocre. C’est aussi le·a propulser dans un monde toujours plus inégalitaire, où les conflits liés à la raréfaction des ressources seront à la source de nouvelles violences. C’est le·a propulser dans un monde où les élites politiques et économiques ne voudront pas sacrifier leur part du gâteau. Comment être à l’aise avec l’idée qu’il·elle devienne un·e gagnant·e ou un·e perdant·e de ce système ?

Iyad Kaghad | Le Délit

Bien vivre l’effondrement

Face à ce marasme, je me suis sentie dans un premier temps très déconcertée, anxieuse. Il me paraissait impossible de concilier l’idée d’un présent heureux ou joyeux avec celle d’un avenir résolument incertain, où je n’aurais pas envie de projeter un·e enfant. C’est ce genre d’angoisses qui intéressent Pablo Servigne et autres  collapsologues, dont la tâche consiste à penser l’effondrement en se focalisant sur les répercussions émotionnelles qu’il génère. Comme il y a beaucoup trop de questions – morales, spirituelles, éthiques – qui échappent à la science, il a décidé de les regrouper sous le parapluie de la « collapsosophie », « une sagesse complémentaire à la science ». La « collapsosophie » s’intéresse en effet à bien vivre l’effondrement, à accompagner l’individu lorsqu’il·elle remet en question son rapport au monde. Il s’agit ainsi de pouvoir trouver un juste milieu entre des pensées toxiques (« Tout est foutu » , « À quoi bon ? ») et dangereusement optimistes.

Il ne peut exister de structures politiques sans foi en un avenir peuplé de nouvelles générations

Alors, que faire ? Cet article n’a aucune prétention de trouver quelconque solution à l’effondrement. La question de faire un enfant invite cependant à réfléchir à sa dimension politique. Le projet d’enfanter nous est presque toujours présenté comme étant « naturel », surtout pour les femmes – « instinctivement  maternelles » -, et purement sentimental. Mais faire un enfant implique également une adhésion aux structures actuelles, que les acteur·rice·s des sphères politiques – de droite comme de gauche – souhaitent à tout prix conserver. Il ne peut exister de structures politiques sans foi en un avenir peuplé de nouvelles générations. Ne pas faire d’enfants n’est donc pas une décision à condamner mais à comprendre si l’on veut espérer la déstabilisation de ces structures aux racines de la crise écologique et sociale. Vivre, et non pas simplement survivre à cette crise, permet ainsi d’accepter un chagrin causé – comme le formule si bien Servigne – « par la fin de ce à quoi nous tenons ». 


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