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Retour sur un succès intouchable

Le remake américain d’Intouchables éveille des réflexions critiques 

Allociné

En 2011, depuis l’appartement de mes parents en banlieue parisienne, j’ai vu l’apparition de ce que les journaux télévisés s’enthousiasmaient à l’époque à nommer « le phénomène Intouchables ». La comédie d’Olivier Nakache et d’Éric Toledano devenait, sous mes yeux, le troisième plus gros succès de l’histoire du box-office français. Dans ma classe, certain·e·s de mes camarades en étaient à leur cinquième visionnement en salle 16 du cinéma de ma ville. On en parlait dans les journaux, dans la cour de récréation et même nos professeur·e·s se permettaient à la fin du cours de nous glisser leur recommandation. Ils nous encourageaient énergiquement à aller voir cet extraordinaire feel good movie, dont le casting était exceptionnel. Un film qui, en plus d’être drôle, était « touchant ». La France entière avait été émue par l’histoire de cette rencontre entre deux hommes que tout oppose. D’une part, Philippe, cinquantenaire aristocrate et tétraplégique, de l’autre Driss, banlieusard noir sorti de prison. Ce dernier devient l’auxiliaire de vie à domicile de l’homme fortuné dont la mobilité est complètement réduite depuis son accident en parapente. Cette année-là, je n’ai pas vu ce film. Et j’en ai beaucoup voulu à mes parents de ne pas m’avoir offert l’opportunité de vivre cette expérience incroyable, ces moments de joie et d’émotion que des centaines de milliers de Français·e·s partageaient dans les salles bondées des cinémas de France. « On n’est pas très comédie » m’avaient-ils rétorqué. Mais, ce n’est pas une comédie comme les autres, c’est une « comédie sociale », pensais-je en me référant à cette critique du journal Le Monde qui jonchait le sol des toilettes à la maison. 

Une comédie hors normes ?

Quelques années plus tard, m’étant un peu émancipée et surtout ayant accès de manière plus fréquente à l’espace formidablement chronophage qu’est l’Internet, j’ai vu Intouchables. Un peu détachée de la frénésie populaire qui avait enveloppé la sortie du film, je l’ai regardé sans beaucoup d’émotion. J’ai ri à quelques blagues, même si j’en connaissais déjà beaucoup grâce à certain·e·s de mes ami·e·s pour qui les dialogues de l’oeuvre étaient devenus cultes. Je ne suis pas restée de marbre face à la célèbre performance chorégraphique de l’acteur, entre-temps césarisé, Omar Sy sur Boogie Wonderland. Enfin, j’ai eu envie de lâcher une petite larme quand (ATTENTION SPOILER) Driss repart pour la « cité » où il a grandi. Mais je n’ai certainement pas été ébranlée par le propos du film ni par un message de tolérance qu’on m’avait promis qu’il transmettait. Pire encore, j’ai trouvé que le film posait un certain nombre de problèmes de représentation. Aussi, je me suis fait un avis qui détonnait souvent avec celui de mon entourage. En fait, armée d’une connaissance cinématographique et politique un peu plus avancée qu’à mon entrée au collège et forte d’une conscience du racisme français qui m’environnait, j’ai vu, dans le personnage de Driss, un douloureux écho à cette image caricaturale qu’il a souvent été fait des personnes racisées dans la littérature et le cinéma occidentaux. Des individus simples, souvent drôles, à qui l’on accorde peu de nuance et surtout qui sont mis en scène pour divertir un public blanc. Mais cela, en 2011, je ne l’avais lu nulle part. Des centaines de milliers de personnes avaient ri de bon coeur face à un film qui s’inscrivait en réalité dans une tradition stéréotypée de la représentation du « jeune de banlieue » voire de l’homme noir en général. Un délinquant qui, a priori, est une figure inquiétante, mais qui, en réalité, mis au service d’un homme blanc et riche, pouvait se révéler humain ? Par ailleurs, leur amitié reposait également sur une série de considérations sexistes et homophobes vis-à-vis des personnages féminins et en particulier celui de l’assistante personnelle, ultra érotisée, Magalie. Enfin, alors que le film s’attelait avec peu de finesse à essentialiser les différences de races, de genres ou de classes de chacun des personnages, la morale nous rappelait avec beaucoup de bienveillance que la solution à ces conflits d’identité serait… de les ignorer. Philippe et Driss développent une amitié exceptionnelle, le scénario faisant fis d’une dénonciation des rapports de forces qui opposent les deux personnages malgré leurs mises en scène perpétuelle sous un ton humoristique (mépris de classe envers Driss, essentialisation du handicap de Philippe, etc.). Présenté par de grands médias comme une oeuvre populaire qui avait rapproché les Français·es, ce film, de mon point de vue, ne contestait en rien ce folklore discriminant, que le cinéma, et en particulier les comédies françaises, ont souvent mis à l’honneur. Il s’agissait en fait d’une nouvelle pierre à l’édifice de cette culture cinématographique qui prétend faire des pieds de nez au « politiquement correct » tout en participant à l’enracinement dans l’imaginaire collectif d’une vision, entre autres, raciste et classiste des hommes et femmes racisé·e·s qui subissent, de façon quotidienne, les conséquences matérielles et morales de ces préjugés.

Des centaines de milliers de personnes avaient ri de bon coeur face à un film qui s’inscrivait en réalité  dans une tradition stéréotypée de la représentation du jeune de banlieue

Les Américains s’en mêlent

Puis arrive l’hiver 2019. Près de dix ans après la sortie du film made in France, l’industrie américaine du cinéma ajoute son grain de sel, ou plutôt jette de l’huile sur le feu, en proposant un remake du succès « bleu blanc rouge ». Sauf que cette fois-ci, la presse américaine ne s’extasie pas devant la comédie, au contraire, elle la fustige. Le choix d’un comédien non handicapé (Bryan Cranston) pour jouer le rôle d’un personnage tétraplégique, l’humour sexiste et hétéronormatif et le pseudo message de dépassement du clivage racial par la possibilité d’une amitié entre les deux hommes sont raillés et dénoncés. Soulagée par cette prise de conscience, j’osais espérer qu’il en serait de même outre Atlantique. J’osais espérer que cela réveillerait le mutisme de mes compatriotes sur ces aspects dérangeants d’un film dont on a fait une fierté nationale. Car encore une fois, il ne s’agit pas d’une énième comédie de Noël. Il s’agit d’un film étendard, reconnu comme ayant ému en choeur tout un pays. Mais rien. Ou plutôt, un pays. Mais rien. Ou plutôt, des critiques assassines de ces États-Unien·ne·s qui voient le mal partout. On écrit des chevrons au mot  « raciste » lorsque l’adjectif est employé pour qualifier notre chef‑d’oeuvre franchouillard. Sur le site de la célèbre radio France Culture, on utilise des verbes au conditionnel ou des points d’interrogation : « Il s’y répandrait une série de clichés racistes » ; « Devrions-nous a posteriori y ressentir un certain malaise ? » Et partout, je lis que 2019, ce n’est pas 2011, que les États-Unis ne sont pas la France ou qu’« aux États-Unis la polémique s’ancre dans une Histoire et un contexte bien particulier de violence suprémaciste blanche » (toujours France Culture).

Le patrimoine en question

Certes, les histoires raciales de ces deux sociétés méritent d’être étudiées sans comparaison pour des questions de rigueur scientifique. Il n’est pas toujours pertinent de les renvoyer face à face. Mais la France ne peut pas toujours se reposer sur l’idée que la question raciale ne se pose que dans le contexte post-esclavagiste nord-américain, en particulier lorsqu’il est question de production artistique. La France, elle aussi, possède un bagage culturel raciste, notamment vis-à-vis de la descendance  post-coloniale. Et aujourd’hui, les États-Unis et la France ont cela de commun que leurs industries artistiques s’ancrent dans un héritage culturel alimenté par des discours et des idées racistes. Aux États-Unis comme en France, on peut trouver, au cours de l’histoire, des représentations célèbres de personnes noires infantilisées, moquées, caricaturées. Instinctivement, on pense à l’Oncle Tom ou à Aunt Jemina aux États-Unis. Mais qu’en est-il du tirailleur sénégalais dont le visage estampillait les produits de la marque Banania ou les personnages noirs caricaturés dans l’album Tintin au Congo en France. Autant de figures qu’il m’arrive encore de croiser dans les salons, dans les cuisines, dans les caves et les greniers (dans le meilleur des cas) des familles de certaines de mes connaissances françaises. Et si par malheur j’émets un début de critique, on me rappelle à l’ordre sur-le-champ : « Tintin, c’est notre patrimoine culturel. »

Les États-Unis et la France ont cela de commun que leurs industries artistiques s’ancrent dans un héritage culturel alimenté par des discours racistes

Il est donc là, le fardeau des minorités dans les sociétés occidentales. C’est à cet héritage cognitif et souvent inconscient qu’elles doivent répondre. Souvent, les personnes qui appartiennent à ces groupes minoritaires ne sont attendues par les industries culturelles que quand elles sont prêtes à répondre à des carcans ultra-stéréotypés de leur propre identité. Sinon, ces industries les préfèrent invisibles. Intouchables, son remake et leurs déconcertantes reproductions du rôle stéréotypé du « noir de banlieue » maladroit, un peu bourrin mais toujours amusant, auront eu un énorme succès. Il s’agit de films qui totalisent des millions d’entrées et donc possiblement autant de cerveaux dans lesquels se sont renforcées des images caricaturales qui ont un impact sur la manière dont les personnes racisées sont perçues et sur la façon dont ces mêmes personnes vont se percevoir. En tant que personne racisée, avoir la possibilité de voir autre chose au cinéma que des personnages noirs ou métis qui dansent, font rire, sont employés par des blancs et ne s’émancipent pas de ces positions est un phénomène assez rare. Cela implique que pendant longtemps, j’ai pensé que c’était à cette place-là que je devais aspirer.

 Le patrimoine artistique en dit souvent long sur les dynamiques de pouvoir et de contrôle des populations à l’oeuvre dans une société

Évidemment, il est facile d’anticiper sur les réponses qu’on pourrait émettre à mon avis. Intouchables est un divertissement et les réalisateurs ne prétendent pas faire de politique. Et surtout, c’est un film qui a rassemblé. Mais c’est là, selon moi, que réside tout le problème. Le film Intouchables rassemble autour de stéréotypes, de clichés, d’images dont il est aisé de rire car nous y sommes habitué·e·s par un paysage culturel teinté de ceux-ci. Et si une personne pose une critique face à une telle oeuvre, elle s’attire les foudres, car on lui incombe la responsabilité de la division. Malheureusement, ces divisions (de genre, de race, de classe) existent, et ce de manière systémique, en amont de la critique. Elles sont même les principales sources d’inspiration de ces films qui, pensant les critiquer, les essentialisent. En France comme aux États-Unis, les préjugés racistes à l’embauche ou au logement ne reculent pas, la  surreprésentation des personnes racisées en prison ou parmi les victimes de violence policière sont au beau fixe et les bancs des grandes écoles, des meilleures universités et conservatoires sont encore et toujours peuplés en grande majorité par des étudiant·e·s blanc·he·s et privilégié·e·s. Le patrimoine artistique en dit souvent long sur les dynamiques de pouvoir et de contrôle des populations à l’oeuvre dans une société. Ainsi, il n’est bien entendu pas question de limiter cette production culturelle, mais plutôt de se questionner en tant que simple spectateur ·rice/consommateur·rice sur les oeuvres qui connaissent un succès important et sur les raisons de ce succès. Dans une salle de cinéma, aussi léger que le film puisse être, les rires, comme les larmes, sont politisés, qu’on soit un·e activiste de la première heure ou bien un·e aficionado des comédies françaises. 


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