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Rencontre avec Emmanuel Mouret

Le Délit a discuté avec le réalisateur de Mademoiselle de Joncquières, son dernier film.

Ciné

La semaine dernière, Evangéline Durand-Allizé partageait son opinion sur Mademoiselle de Joncquières. Cette semaine, le Délit s’est entretenu avec Emmanuel Mouret, réalisateur du film, présenté lors du festival du film francophone Cinémania, à Montréal.

Pour moi, il y a quelque chose d’assez rassurant dans la parole au cinéma. La parole rythme le film et nous lie affectivement.

Le Délit (LD) : Au-delà de l’envie de faire ce film, pourquoi avoir voulu reprendre un épisode de Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot ? 

Emmanuel Mouret (EM) : C’est un peu un hasard. Déjà, c’est un livre de chevet pour moi. J’y pense très, très souvent quand j’écris. C’est un roman qui mêle le « léger », le « joyeux » et le « ludique », autant dans la lecture que dans l’écriture, tout en étant profond, et provoquant en moi une empathie toute particulière. Je ne sais d’ailleurs pas si le mot « roman » est celui qui conviendrait. On peut, quelque part en le lisant, philosopher l’air de rien, philosopher en se divertissant. C’est ça que j’aime beaucoup. Pour moi ce roman, c’est l’art de la parenthèse, dans la parenthèse, dans la parenthèse… Et parfois, quand j’ai eu des problèmes dans l’écriture de mes scénarios, j’ai souvent repensé, justement, à cette liberté et à ce ton, cette couleur. À chaque lecture, j’ai toujours été extrêmement ému par le récit, celui de Madame de la Pommeraye et du marquis des Arcis, ému aux larmes même ! Et quand mon producteur m’a proposé de faire un film en costume, un film d’époque, j’ai aussitôt pensé à lui. J’avais un peu d’appréhension parce que je savais qu’il avait déjà été adapté au cinéma par Robert Bresson, avec un scénario et des dialogues de Jean Cocteau (rires, ndlr). Mais Bresson l’avait modernisé quand moi je voulais rester dans une époque correspondante à l’écriture…

LD : … et aussi dans l’air du temps, car beaucoup de personnes ont trouvé que vous aviez rajouté une touche féministe…

EM : Alors non, parce que toutes les questions qui sont autour du féminisme sont le fruit du hasard. J’ai écrit le scénario avant l’affaire #MeToo (#MoiAussi au Québec, ndlr), Weinstein et compagnie. Il n’y avait pas de volonté d’en parler, ni politique ni sociale. C’est vrai que cela peut faire écho et d’ailleurs, souvent comme hier dans la salle (lors de la projection à Cinémania, ndlr), les gens ne sont pas d’accord. Il y a des gens qui me disent « ce film est féministe », « ce film n’est pas féministe », « ce film n’a rien à voir avec le féminisme ». Mais ce qui m’intéresse dans le récit de Diderot, c’était quelque chose de tout simple : ce n’est pas un récit qui donne une pensée, c’est un récit qui donne à penser. D’ailleurs, si vous relisez Jacques le Fataliste et son maître, que ce soit Jacques, son maître ou l’aubergiste, chacun en fait des interprétations différentes.

Capture du film

LD : Voyez-vous dans le film un moyen de faire découvrir ou redécouvrir des grands classiques de la littérature à un public qui n’y serait peut-être pas accoutumé ?

EM : Ce n’était pas du tout ma perspective en faisant le film. Cependant, depuis la sortie, j’ai entendu beaucoup de gens ayant aimé le film dire « Je vais lire Jacques le Fataliste et son maître ». Mais ce n’était pas mon intention au départ. C’est pour ça que je pense d’une manière générale qu’il ne faut pas avoir peur de faire ni des remakes ni des adaptations, parce que finalement c’est toujours, si jamais le film plaît, un hommage rendu à l’original. C’est l’histoire de la littérature, de la peinture, du théâtre. On est, en termes de création, toujours dans un processus de réadaptation de situation commune. Au cinéma, on se retrouve ensemble dans une salle et il faut traverser des situations communes ; et ce qui nous intéresse c’est le chemin qu’on emprunte. Comme dit Hitchcock : « mieux vaut partir du cliché que d’y arriver ». Un très beau livre à ce propos de Jean Paulhan : Les fleurs de Tarbes , où il explique tout cela très bien. C’est un essai sur la littérature et vous vous sentirez très riche d’enseignement.   

LD : En parlant de fleurs justement. On voit souvent Madame de Pommeraye entourée de fleurs, jouant avec des fleurs où se faisant apporter des fleurs. Est-ce qu’il y a une signification particulière, une envie ? 

EM : Deux choses à répondre. Il n’y a pas de signification dans le sens où je crois que dans les grandes œuvres, ce n’est pas la signification qui compte, mais le fait que certaines choses peuvent donner « à » penser et créer des résonances pour que l’esprit du lecteur et du spectateur se mette à créer de libres associations. Les fleurs, c’est parti du fait que souvent à cette époque (mi-fin 18e), les nobles étaient des gens qui n’avaient absolument rien à faire et qui étaient servis pour tout. Leur sport préféré c’était la promenade, c’était le début du romantisme, du rapport à la nature. Il me fallait trouver du mouvement, car je voulais pouvoir faire des plans-séquences. Alors je me suis dit que la composition florale, un art au Japon, était une sorte de hobby qui lui allait bien, parce qu’évidemment les fleurs sont riches d’interprétations possibles. 

LD : Madame de La Pommeraye est un personnage très diabolique. Cependant lorsqu’elle est en communion avec les fleurs on ressent beaucoup de tendresse…

EM : Elle est diabolique, et en même temps elle est très sensible ! J’ai essayé de faire en sorte que l’on s’y attache et que l’on s’y reconnaisse, tout le long du film. Pour moi, le fait d’avoir un désir de vengeance, d’être piqué dans l’orgueil, de se sentir mal aimé, le fait d’éprouver du ressentiment c’est quelque chose qui nous arrive à tous, même si ce ne sont pas des sentiments nobles. Ce qui est intéressant, c’est que, partant d’un sentiment « non noble », elle est magistrale dans sa vengeance. C’est pour elle, une réussite malheureuse et pour le marquis un échec heureux. Je voulais quand même faire le portrait d’une femme qui est avant tout dévorée par une passion amoureuse. De toujours garder cette marque sensible…

LD : Celle de l’amour et de la tristesse ?

EM : Voilà !

LD : En parlant de film d’époque, pensez-vous que ce genre de film ainsi que le film de costume est en train de revenir en force, autant auprès du public que des distributeurs ? 

EM : Je peux vous dire que non. On a eu beaucoup de difficultés. Ça n’a pas du tout été évident auprès des télés de montrer/monter le film. Peut-être prochainement ?

LD : On voit récemment, comme dans Un peuple et son roi présenté à Cinémania ou dans un registre encore plus comique Le retour du héros avec Jean Dujardin, que ce genre revient peu à peu à la mode alors que dans les années passées il s’était un peu… estompé ? Vous en êtes content, indifférent ?

EM : Indifférent. (Rires, ndlr) Non, non, je n’ai aucun avis là-dessus. 

TV : Avez-vous un attachement tout particulier pour la langue française ? Est-ce important pour vous de la promouvoir lors de festivals par exemple ? Dans un sens de vous en porter garant ? 

EM : Hier on me posait des questions par rapport au festival francophone, ce que cela voulait dire. Moi je ne suis pas quelqu’un de multilingue, ni même vraiment de bilingue. Le rapport à la langue française est donc un rapport maternel. […] C’est par la langue qu’on touche le monde et les choses. Je crois que c’est Lacanqui disait : « On ne voit que les couleurs que l’on sait nommer. » Et d’une certaine façon c’est-à-dire que c’est en nommant des nuances, en nommant des choses que ça nous les fait apparaitre. Et c’est là où la langue peut aussi nous révéler le monde. […] Après je pense à ceux qui « avant-guerre », ont dû quitter leur langue. Je pense à ces cinéastes, allemands par exemple, qui ont dû quitter leur pays d’origine pour exercer leur art et donc, subir une déchirure affective qui est semblable à celle de quitter une femme. En faisant le film, ce n’est pas tant un amour quelque part de la langue mais que celui de la parole. Pour dire la vérité : une grande partie des cinéastes que j’admire sont des cinéastes étrangers. Je ne dis pas tous mais une grande partie. Le français me rattache au cinéma en tant que réalisateur. En tant que spectateur, non.  Je ne cherche pas particulièrement les films français. Je dirais que c’est plutôt quelque chose qui est autour de la parole et que ce qui nous différencie des autres animaux c’est néanmoins qu’on parle, qu’on échange des idées abstraites, des sentiments, des ressentiments. C’est souvent ce que je dis aux étudiants en cinéma. Souvent, dans les premiers films ont à peur des paroles, on ne parle pas. Les premiers films sont peu dialogués à cause de cette peur et de conseils bêtes qui disent : il faut faire dire au personnage, en le moins de mots possible, le plus de chose. Ce qui est complètement insensé. Pour moi il y a quelque chose de la parole et au cinéma qui est quelque chose pour le coup d’assez rassurant. Ce qui rythme un film c’est la parole, c’est ce qui nous lie affectivement. C’est la parole qui fait le rythme d’un film. C’est là où la parole au cinéma à un lien avec la littérature. Le lieu du cinéma, est dans ce qu’on ne voit pas. C’est là ou, notre imaginaire est convoqué. Pour l’enfouir on utilise, « le hors-champ », « l’ellipse » et ce qu’il y a derrière le regard des personnages, tout ce qu’on peut supposer… Je vais vous raconter quelque chose : les mots entendus, oui il y a la voix, l’intention et j’en passe, mais surtout il y a « le mot ». Chacun a sa relation aux mots, sa relation la plus personnelle et la plus intime. L’image elle, montre. Les images les plus fortes ce sont celles qui cachent et non pas celles qui montrent. Les mots appellent notre intimité. J’ai même mis du temps à comprendre cette dimension du cinéma. Quelqu’un qui va raconter une histoire au cinéma, on va se raconter cette histoire à travers nos propres images, puisque on ne les voit pas. De plus on va confronter le récit de son histoire à sa figure. Ça va nous rapprocher de son regard, ça va nous donner envie de le voir. Donc je pense que la parole, pour finir, est extrêmement cinématographique.


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